lundi 30 juin 2008

Harcèlement


Sophie Fache avait la peur au ventre ; c'était son retour dans sa société après deux mois d'arrêt de travail. Elle ne se faisait aucune illusion ; le harcèlement allait reprendre. Le but de Brandon Jouvot, le PDG, était sans ambiguïté : il voulait la contraindre à démissionner. Elle représentait d'une certaine manière le dernier vestige des Établissements Levert, une entreprise familiale qu'elle avait intégrée en 1973 ; autant dire il y a une éternité. Lorsque la Holding FEEL INTERNATIONAL avait repris un an plus tôt ce qui n'était plus qu'une entreprise sur le déclin, Brandon Jouvot s'était employé à faire le ménage au niveau du personnel. Par divers moyens de pression, il avait réussi à pousser à la démission tous les anciens, sauf Sophie qui, à 53 ans, ne concevait pas d'aller travailler ailleurs.
Elle s'approcha de l'entrée de l'immeuble qui abritait la société avec une boule dans la gorge. Elle prit l'ascenseur jusqu'au dixième : l'étage qu'occupaient en grande partie les ex-Établissements Levert. Puis elle resta comme paralysée devant la porte sur laquelle une plaque dorée annonçait la nouvelle dénomination :

FEEL EXPORT


À cet instant précis, lui revint à l'esprit ce qu'on lui demandait à chaque fois qu'elle se plaignait du harcèlement qu'elle subissait dans sa société :
"Vous n'êtes pas bientôt à la retraite ?"
Même son médecin traitant s'y était mis. Ainsi, elle n'avait plus qu'à partir. Démissionner ou se mettre à la retraite, mais surtout ne plus gêner, se faire absolument oublier.
Eh bien, non, Sophie n'était pas encore à la retraite, et elle n'avait nullement les moyens de démissionner.
Elle se décida enfin à pousser la porte, et arriva dans un grand couloir où déambulait un tas de jeunes femmes en minijupes et aux décolletés généreux, croisant des espèces de bellâtres prétentieux en jeans-tee-shirts-baskets : toute la petite cour sur laquelle régnait Brandon Jouvot.
Celui-ci surgit brusquement de son bureau.
"Ce n'est pas possible ! se dit Sophie. On jurerait qu'il m'a sentie arriver."
Brandon Jouvot fit ostensiblement la grimace en la voyant, et lança :
– Ah, vous voilà, vous ; bon, venez, je n'ai pas de temps à perdre !
Sophie s'exécuta, la gorge plus nouée que jamais. Elle entra dans le grand bureau qu'avait occupé durant plus de cinquante ans, M. Ernest Levert, et vit s'asseoir avec désinvolture dans son fauteuil, Brandon Jouvot. Le souvenir de l'ancien PDG de la société, et la présence du nouveau qui la regardait d'un air dégoûté, faillirent lui faire monter les larmes aux yeux.
Brandon Jouvot, un grand blond, la quarantaine entretenue, vêtu d'un costume à la dernière mode, commença sans même la faire asseoir :
– Bon, je ne vous cacherai pas que j'espérais ne plus vous revoir. En tout cas, j'attends toujours votre démission.
Sophie qui, avec ses cheveux grisonnants et son ensemble bleu marine d'un classicisme désuet, devait exaspérer le PDG, ravala sa salive, puis demanda d'une voix étranglée :
– Je peux me retirer ?
– Vous le pouvez, lâcha Brandon Jouvot, d'un ton ironique.
Sophie comprit très vite pourquoi il s'était ostensiblement moqué d'elle : la porte de son bureau était fermée à clé. Il lui fallait donc aller le revoir : un supplice pour elle.
Brandon Jouvot la regarda d'un air interrogateur, jouant parfaitement la comédie.
– Mon bureau est fermé à clé, dit Sophie.
– Ah oui, fit le PDG d'un ton badin. C'est à dire, depuis tout le temps que vous étiez partie !
Sophie préféra ne rien répondre, et prit la clé qu'il avait sortie d'un tiroir. Puis elle quitta celui que tout le monde dans la maison appelait familièrement Brandon.
Pour sa part, elle ne s'y était jamais résolue ; et de toute façon, elle était certaine qu'il ne lui aurait pas permis.
Elle put enfin entrer dans son bureau, et eut aussitôt un choc en s'apercevant que l'on avait enlevé son siège. Ç’avait tout d'abord commencé avec les dossiers qu'on ne lui confiait plus au prétexte que son travail ne valait rien, et ça continuait maintenant avec le mobilier. Elle savait que ce n'était pas la peine d'aller demander des comptes au PDG ; il se ferait un plaisir de lui rétorquer qu'elle n'avait qu'à rentrer s'asseoir chez elle ; après bien sûr avoir remis sa démission.
Alors, résignée, Sophie ferma la porte de ce qui fut jadis sa pièce de travail afin d'être seule et tranquille, s'assit derrière son bureau, à même le lino par ailleurs très poussiéreux, le dos appuyé contre le mur. Il ne lui fallut pas longtemps pour éclater en sanglots.

***

Quand elle ressortit de la pièce vers 17 h, le PDG était justement dans le couloir. Il lui demanda aussitôt la clé. Les yeux encore rougis, Sophie lui répondit qu'elle était dans la serrure. Elle l'entendit maugréer quelque chose, mais ne s'en inquiéta pas ; elle avait surtout envie de rentrer chez elle.
Une secrétaire dans le style de la maison s'approcha du PDG tandis qu'il fermait le bureau de Sophie à clé.
– Eh bien, Brandon, qu'est-ce que tu fais ? demanda-t-elle.
– Je m'amuse, répliqua l'intéressé.
Puis il convia la secrétaire à le suivre.
Une fois dans son bureau, il prit une feuille de papier et la lui montra.
– Regarde un peu, ma cocotte, dit-il d'un ton égrillard.
La secrétaire lut ce qui était écrit sur la feuille.
– Ouah ! s'exclama-t-elle, la vieille Sophie, si elle se suicide, elle fait gagner autant à la société ?
– Absolument, dit Brandon. J'ai très exactement chiffré le montant des indemnités que l'on devrait lui verser en cas de licenciement.
La secrétaire fit la moue.
– Quand même, il vaudrait mieux qu'elle démissionne. Avoir sa mort sur la conscience, ça ne te poserait pas de problème ?
– Ecoute, je lui ai proposé X fois de démissionner. Elle ne veut pas, alors tant pis. J'ai commencé à employer les grands moyens, et crois-moi, elle ne va pas résister longtemps.
– En tout cas, ne garde pas cette feuille, conseilla la secrétaire. Tu as carrément écrit : le suicide de la vieille Sophie = 15 000 Euros d'économisés pour FEEL EXPORT.
La secrétaire prit la feuille qu'elle froissa, et la transforma en boule.
– Je vais la détruire, annonça-t-elle.
– OK, fit Brandon.
Puis, après avoir déshabillé du regard la secrétaire, il lui dit :
– Bon, maintenant, passons aux choses sérieuses. Où ça en est exactement le contrat avec les Japonais ?
La secrétaire se rapprocha de lui, et instinctivement, il plaqua sa main sur le cuir rouge vif de sa minijupe, à l'endroit du postérieur.

***

Sophie ne dormit pratiquement pas cette nuit-là, en dépit de tous les médicaments qu'elle ingurgitait pour combattre sa dépression. Elle avait croisé en rentrant chez elle une voisine qui était au courant de ses problèmes avec sa société. Elle l'avait informée de la dernière trouvaille de Brandon Jouvot, qui l'avait obligée à s'asseoir par terre dans son bureau, où par ailleurs la femme de ménage n'avait pas dû entrer durant toute son absence. Mais elle avait eu l'impression que la voisine ne l'écoutait que par politesse. Alors, elle ne s'était pas éternisée, consciente encore de gêner.
Au matin, en se levant, elle songea à cesser toute résistance, et à remettre sa démission à Brandon Jouvot. Seulement, elle vivait seule, devait subvenir à tous ses besoins sans l'aide de quiconque, et une démission la laisserait non seulement sans salaire, mais également sans allocations de chômage. Il fallait donc qu'elle continue toujours et encore. Elle se rendit à sa société en se demandant ce que le PDG allait encore inventer pour la pousser à bout. Elle fut fixée après avoir subi l'épreuve humiliante qui consistait désormais à lui demander la clé de son bureau. Une fois la porte ouverte, elle put constater que celui-ci avait été complètement vidé de son mobilier. Il n'y avait absolument plus rien. Seules subsistaient sur le sol poussiéreux, les marques laissées par les meubles que l'on avait dû déménager tôt le matin. Sophie crut qu'elle allait défaillir. Elle tenta de se reprendre, mais le coup était fatal : c'était vraiment le trop plein. Elle s'aperçut que la fenêtre de la pièce était entrouverte. Était-ce intentionnel ? Était-ce même une invite ?
Sophie s'approcha, puis ouvrit la fenêtre en grand. Elle se pencha légèrement. Elle vit, dix étages plus bas, les voitures sur l'avenue, les gens qui se dépêchaient sur les trottoirs : tout un petit monde qu'elle était maintenant bien prête à laisser là où il était, et sans regrets !
Et elle se pencha encore un peu plus...

***

Brandon Jouvot était encore avec la secrétaire en minijupe de cuir rouge, quand un jeune homme entra comme une furie dans son bureau et s'écria :
– Brandon, la vieille Sophie s'est balancée dans le vide !
Brandon Jouvot blêmit, soutint pendant quelques secondes le regard soudain réprobateur de la secrétaire, et lâcha :
– Et merde, je pensais qu'elle allait finir quand même par démissionner, je ne voulais pas sa mort ! Tu me crois, n'est-ce pas ?
La secrétaire prit très vite un regard doux pour répondre :
– Mais bien sûr, Brandon, que je te crois.
Cela parut rassurer le PDG qui lança au jeune homme :
– Bon, il faut vite remettre les meubles en place. Allez, il n'y a pas un instant à perdre !
– OK, Brandon, fit le jeune homme, soucieux de satisfaire au mieux son PDG.
Il rassembla plusieurs autres employés qui semblaient être ses clones, et tous remirent en place, en vitesse et dans la bonne humeur, tout le mobilier qui avait été ôté du bureau de Sophie, y compris son siège.

***


Sophie était morte sur le coup. Il y eut une grande effervescence dans le quartier, mais aussi dans les locaux de la Société FEEL EXPORT. Et si Brandon Jouvot supporta la présence des pompiers et autres secouristes, il vit par contre arriver d'un autre oeil les policiers.
Il ne cacha d'ailleurs pas au commissaire qui accompagnait des hommes en tenue, qu'il s'étonnait de l'intervention de la police, compte tenu qu'il s'agissait d'un suicide ; qu'il n'y avait aucun doute là-dessus.
Le commissaire, un quinquagénaire aux traits fatigués et aux yeux lourds, portant une veste en tweed, se contenta de hocher la tête, et se rendit avec ses hommes dans le bureau de Sophie. Il y resta une bonne heure, ce qui intrigua beaucoup Brandon Jouvot. Et il fut franchement étonné lorsque le commissaire demanda à voir la femme de ménage. Brandon Jouvot ne s'était jamais vraiment soucié de cette personne bien trop âgée. Il savait qu'elle existait, et qu'il allait falloir s'en débarrasser incessamment sous peu ; mais ça n'avait jamais été plus loin.
Le commissaire passa toutefois très peu de temps avec elle dans la pièce où elle rangeait ses produits d'entretien, et se rendit dans différents bureaux.
Brandon commençait à sentir la pression, et il fut finalement soulagé quand vint son tour de recevoir le policier. Il allait enfin être fixé sur ses intentions.
Le commissaire posa des questions de routine sur le comportement de Sophie ces derniers temps. Brandon s'empressa de signaler que c'était une personne très dépressive qui avait d'ailleurs été deux mois en arrêt pour maladie.
Le commissaire l'écouta, l'air impassible, ce qui convint plutôt bien à Brandon. Aussi fut-il d'un coup contrarié quand le policier demanda :
– Vous n'avez pas fait déplacer les meubles du bureau de Mme Fache, récemment ?
Brandon faillit avaler sa salive de travers.
– Non, dit-il, en s'efforçant de se montrer convaincant.
Ceux qui avaient participé au déménagement, ainsi d'ailleurs qu'à la remise en place des meubles, étaient tout à fait dignes de confiance ; aussi se demandait-il pourquoi le commissaire lui avait posé cette question.
Mais le policier en resta là, et annonça qu'il allait partir. Brandon retint un sourire qui se serait de toute façon mué très vite en grimace, car le commissaire poursuivit par :
– Bon, je continuerai l'enquête demain.
Puis il prit congé.

***

Il tint parole, et le lendemain à 9 h précises, il était de nouveau dans les locaux de FEEL EXPORT.
Brandon avait passé en revue tout son personnel la veille pour s'assurer que personne n'avait commis d'impair. Il avait été très vite rassuré.
Aussi accueillit-il de nouveau le commissaire dans son bureau, en étant totalement serein.
Le commissaire s'installa en face du PDG, et commença :
– Pouvez-vous me dire, monsieur Jouvot, pourquoi la femme de ménage n'a pas pu entrer dans le bureau de Mme Fache pendant deux mois ?
Brandon tressaillit. La femme de ménage ! Il l'avait complètement oubliée celle-là, comme d'habitude. Qu'est-ce qu'elle avait bien pu raconter ?
Il répondit au commissaire :
– Eh bien, tout simplement parce que Sophie n'était pas là et que son bureau était resté fermé. La femme de ménage n'avait tout simplement qu'à demander la clé.
Le commissaire acquiesça, et Brandon se sentit tout bizarre d'avoir appelé sa victime par son prénom, en réussissant en plus à y mettre une certaine tendresse.
– Et pour le déménagement des meubles ? repartit le commissaire.
– Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, fit Brandon en s'efforçant de ne pas perdre contenance.
– Pourtant, ils ont très probablement été déménagés, insista le commissaire. Il faut dire qu'avant-hier soir, Mme Fache s'est plainte à une voisine d'avoir dû passer la journée assise par terre dans la poussière, parce qu'on lui avait confisqué son siège.
– Mais, tout cela est complètement absurde ! se défendit Brandon.
– Pas tant que ça, estima le commissaire. D'après ce que j'ai pu constater dans le bureau de Mme Fache, les meubles ont été déplacés. De là à penser qu'on les a peut-être carrément enlevés pour laisser le bureau complètement vide, et qu'on les a remis ensuite...
– Mais comment pouvez-vous affirmer que l'on a déplacé les meubles ? fit Brandon d'une voix oppressée.
Le commissaire eut un vague mouvement de la tête.
– Oh, quand on regarde par terre, on distingue très bien d'après les marques, où les meubles se trouvaient avant qu'on les bouge. Et j'incline donc à penser que l'on a franchement vidé le bureau.
– Mais pourquoi cela ?
– Pour donner une bonne impression de vide à Mme Fache ; pour lui suggérer ce qu'elle devait faire. Vous savez, monsieur Jouvot, il n'y a rien qui ressemble plus à un crime parfait qu'un suicide.
– Vous m'accusez ? s'indigna Brandon.
– Oui, monsieur Jouvot, répondit impassiblement le commissaire.
– Mais pourquoi aurais-je voulu la mort de Sophie ?
– Parce qu'elle ne se décidait pas à démissionner, comme l'avaient fait auparavant dix de ses collègues ; que son licenciement aurait occasionné des frais à votre société ; surtout si en plus, elle avait entrepris une procédure pour contester son éviction après plus de 30 ans de bons et loyaux services.
Brandon Jouvot pâlit.
– Voulez-vous savoir quelque chose à propos de votre femme de ménage ? reprit le commissaire.
– Oui, répondit le PDG d'une voix étranglée.
Le commissaire attendit un peu avant de poursuivre :
– Eh bien, figurez-vous que cette personne à qui vous n'avez jamais dû faire très attention, est très consciencieuse dans son travail. Si bien qu'elle a trouvé une boule de papier qui était arrivée, on ne sait dans quelle circonstance, sous votre bureau. Je pense que vous voyez de quoi il s'agit exactement.
Complètement décomposé, Brandon Jouvot hocha la tête.
Le commissaire se leva alors, et annonça :
– Vous passerez à mon bureau ce soir, à partir de 18 h. Nous allons discuter en détail de tout cela. Libérez-vous au maximum, car ça risque de prendre un certain temps. Au revoir, monsieur Jouvot, et à ce soir.
Le commissaire s'en alla, laissant le PDG pratiquement inerte.
Il sortit du bureau, et tandis qu'il approchait de l'ascenseur, il entendit une voix féminine, lancer d'un ton enjôleur :
"Brandon !"
La réponse fut cinglante :
"La ferme, avec Brandon ! Il n'y a plus de Brandon !"

Le commissaire eut l'air vaguement amusé ; puis il appuya sur le bouton d'appel de l'ascenseur, méthodiquement, en prenant tout son temps.


Patrick S. VAST - Novembre 2005

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