mardi 19 août 2008

Le bol de lait

Jeanne Lesur était une petite bonne femme toute ratatinée de 75 ans. Elle vivait dans une station balnéaire du bord de Manche envahie par les touristes à la belle saison, mais qui redevenait quasiment déserte dès que le vent du nord commençait à souffler avec opiniâtreté, en soulevant sans ménagement le sable de la plage et des dunes. Elle habitait une maisonnette dans un coin retiré, et avait pour plus proche voisin, son neveu Léon, qui était également son seul héritier. C'était un individu de 35 ans qui semblait avoir opté définitivement pour le célibat, et vivait plutôt chichement grâce à une rente obtenue suite à un accident du travail aux causes douteuses. Ce grand échalas au visage émacié ne passait pas pour être un acharné du boulot, mais quiconque connaissait Jeanne Lesur, ne pouvait qu'affirmer qu'il prenait grand soin de sa tante, se souciant par ailleurs avec assiduité de sa santé. Chaque jeudi soir, il avait coutume de se rendre chez elle, afin que tous deux s'adonnent à une séance de spiritisme. Jeanne qui ignorait manifestement que les "esprits" ne s'embarrassent plus guère des choses bassement matérielles qui encombrent notre quotidien, espérait par ce biais, faire avouer à son mari Victor, décédé une dizaine d'années plus tôt, qu'il l'avait trompée avec la femme du boucher le 14 juillet 1968. De son vivant, elle n'y était jamais parvenue, et bien qu'elle n'eût pas encore obtenu de résultat significatif depuis cinq ans qu'elle avait commencé les séances du jeudi soir avec son neveu, elle ne paraissait pas encore prête à abandonner.
Ce soir-là, bien que l'on ne fût pas jeudi, mais mardi, Léon sortit précipitamment de chez lui aux environs de 21 h. Il jeta un rapide coup d'oeil aux fenêtres des maisons alentour, et ne voyant pas de lumière à aucune d'entre elles, marcha le corps en avant afin de braver les bourrasques de vent, jusqu'à la demeure de sa tante.
Il sonna à la porte, et attendit, le coeur battant. Il entendit un bruit de frottement qui se rapprochait petit à petit, puis bientôt, une voix chevrotante demanda :
– Qui est là ?
Léon se retourna, ne vit que la noirceur d'encre de la nuit, qu'un quartier de lune nimbait de reflets argentés, puis répondit, presque dans un souffle :
– C'est moi, ma tante, c'est moi, Léon.
– Léon ? s'étonna la voix derrière la porte.
– Oui, c'est Léon, ouvre donc, ma tante !
Léon frotta énergiquement ses mains l'une contre l'autre, couvrant ainsi partiellement le bruit de la clé qui tournait doucement dans la serrure. La porte s'ouvrit très vite, et dans un rectangle de lumière jaunâtre, apparut Jeanne Lesur emmitouflée dans une robe de chambre grenat.
Ses petits yeux se plissèrent quand elle dit :
– Eh bien, Léon, j'étais au lit ! Mais que je sache, nous ne sommes pas jeudi, que viens-tu donc faire ?
Léon dansa d'un pied sur l'autre, se racla la gorge, puis dit :
– Je sais, ma tante, que nous ne sommes pas jeudi. Seulement, ce soir, je sens que j'ai du fluide.
Les yeux de Jeanne s'agrandirent, et sa petite tête surmontée d'un énorme chignon de cheveux blancs se secoua quand elle s'exclama :
– Tu as du fluide ! Tu en es bien certain ?
– Oui, ma tante ! affirma Léon.
– Tu crois qu'il va enfin parler ce soir ?
– Oui, ma tante ! affirma encore Léon.
– Alors, rentre vite !
Jeanne s'écarta, et Léon se hâta de se faufiler dans le couloir qui menait à une pièce garnie de meubles rustiques, où flottait une odeur de pharmacie. Il enleva sa canadienne, et la mit sur le dossier de l'une des quatre chaises qui entouraient une table ronde.
– Vas-y, place les lettres, je vais chercher un verre à la cuisine ! lui ordonna sa tante qui venait de le rejoindre.
– D'accord, ma tante !
Léon alla ouvrir l'un des tiroirs d'un buffet de style Renaissance espagnole, et en sortit une boîte métallique. Il en ôta le couvercle, et prit à pleines mains les petits carrés de carton qu'elle contenait. Il alla ensuite placer sur la table, en cercle et dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, les carrés sur lesquels avait été tracée au gros feutre noir une lettre de l'alphabet.
Il venait juste de terminer sa tâche, quand sa tante revint dans la pièce en tenant précieusement dans sa main un verre qui semblait étinceler à la lumière du lustre suspendu au plafond, juste au-dessus de la table.
– Je l'ai lavé avec ce nouveau produit dont on fait tant la réclame en ce moment à la télé, déclara-t-elle avec un large sourire et en exhibant bien le verre. Je pense que ça va favoriser notre entreprise !
– Sans doute, ma tante, dit Léon en s'asseyant.
Jeanne posa le verre retourné au centre du cercle, puis s'assit à son tour, en face de son neveu.
Celui-ci regarda attentivement la grande horloge accrochée au mur devant lui, qui indiquait très précisément 21 h 15. Il eut un vague mouvement des lèvres qui trahissait une certaine anxiété, puis, imitant sa tante, il plaça son index droit raidi au maximum, exactement à trois millimètres au-dessus du verre, comme le veut la pratique.
Jeanne respira un grand coup, puis demanda d'une voix étranglée :
– Esprit, es-tu là ?
Profitant de la vue basse de sa tante, Léon posa l'index résolument sur le verre, puis le poussa vers les lettres O, U et I.
Jeanne qui avait accompagné le mouvement du verre en maintenant bien son index à quelques millimètres au-dessus, s'exclama aussitôt :
– Il est là !
Léon acquiesça doucement de la tête, et sa tante reprit :
– Esprit, qui es-tu ?
Léon poussa alors le verre vers les lettres N, A, P, O, L, E, O et N.
– Napoléon, encore lui ! pesta Jeanne. Ah, il m'embête celui-là, à chaque fois on doit se le coltiner pendant au moins une heure !
Léon haussa les épaules, fataliste, et fit en sorte que le dialogue depuis l'au-delà avec l'esprit de Napoléon dure jusqu'à 22 h 30. Ensuite il fit intervenir l'esprit de Lucrèce Borgia, puis celui d'une vague cousine décédée dans un accident de voiture quelques années plus tôt, ce qui les amena, sa tante et lui, à presque minuit. Ce fut le moment qu'il choisit pour qu'intervienne enfin l'esprit de feu son oncle Victor. Celui-ci se perdit dans un tas d'histoires sans intérêt, faisant languir son épouse quant à son éventuelle infidélité du 14 juillet 1968, jusqu'à trois heures du matin, et s'en alla sans prévenir !
Découragée, Jeanne souffla un grand coup, puis déclara d'une voix lasse :
– Je pense que tu t'es trompé, Léon, ton fluide n'est pas meilleur ce soir que les autres fois ! Je n'en puis plus, je vais vite aller au lit maintenant !
Léon prit un air buté, pour dire :
– Allons, ma tante, il faut insister! Je sens qu'il va parler, il faut le rappeler !
– Bon, soit, concéda Jeanne, mais pas plus d'une petite demi-heure.
– D'accord, dit Léon.
Il s'employa alors à faire alterner l'esprit de son oncle avec de nouveau celui de Napoléon, pour ne plus retenir que le premier à partir de quatre heures du matin. Victor joua encore au chat et à la souris avec son épouse jusqu'à cinq heures, l'instant précis où il déclara enfin :
"Non, Jeanne, je ne t'ai pas trompée avec la femme du boucher, le 14 juillet 1968 !"
Pour ce faire, Léon avait dû pousser à grande vitesse le verre vers les carrés de carton, sa tante qui somnolait, ne pouvant s'apercevoir de quoi que ce soit.
Elle sursauta toutefois d'un coup pour s'exclamer :
– Ah, Victor, je savais bien que tu avais toujours été un homme droit ! Comment ai-je pu seulement te soupçonner ?
Puis elle demanda soudain avec angoisse :
– Au fait, quelle heure est-il ?
Léon fit mine de jeter un vague coup d'oeil à l'horloge murale qu'il n'avait eu de cesse de surveiller pendant toute la séance de spiritisme, pour répondre :
– Cinq heures du matin, ma tante ! Même un peu passées...
– Cinq heures du matin ?! s'étrangla presque Jeanne. Mais c'est l'heure de mon bol de lait. Tous les jours je bois un bol de lait à cette heure-là ! Tu le sais bien, Léon ! Je ne peux pas changer d'un coup mes habitudes !
– C'est sûr, approuva Léon, il te faut boire ton bol de lait, ma tante. D'ailleurs, je vais te laisser, il est temps que je parte.
Il se leva précipitamment, enfila sa canadienne, puis se dépêcha de remettre les carrés de carton dans la boîte métallique qu'il replaça dans le buffet. Avant que sa tante n'ait eu le temps d'intervenir, il avait saisi le verre qu'il alla prestement reporter à la cuisine.
En revenant dans le séjour, il trouva sa tante qui s'était levée, et attendait dans un état d'extrême fatigue.
– Bon, j'y vais maintenant ! dit-il.
Jeanne bailla à s'en décrocher la mâchoire, puis reprenant un peu de vivacité, elle dit :
– Ah, Léon, ça valait quand même le coup de veiller. Tu avais raison, ton fluide était au meilleur de sa forme !
– Je te l'avais dit, ma tante, confirma Léon. Bon, allez, je file !
– Allez, bon retour, mon Léon !
Le neveu sortit rapidement, et fut surpris par la noirceur de la nuit qu'une lune pâlotte n'atténuait guère. Il s'assura que l'on dormait encore dans les maisons alentour, puis rentra chez lui, poussé cette fois par le vent qui n'avait pas molli.
Jeanne se rendit en traînant les pieds dans sa cuisine que son neveu avait laissée éclairée. Elle était totalement épuisée. Ce fut à grand renfort de bâillements qu'elle plaça une petite casserole en fonte sur l'un des brûleurs de la cuisinière à gaz, sortit une bouteille de lait du réfrigérateur, et en versa un bon quart dans la casserole. Tel un zombie, elle craqua une allumette, et tout en tournant le bouton de la cuisinière, l'approcha du brûleur qui libéra aussitôt des petites flammes bleues aux extrémités jaunâtres. Après avoir traîné avec peine une chaise jusqu'à elle, elle se laissa littéralement tomber dessus, puis sa tête ballotta d'un côté et de l'autre, et elle s'endormit profondément malgré la posture peu confortable dans laquelle elle se trouvait.
Bientôt, une écume onctueuse se forma à la surface du lait ; puis elle commença à épaissir, pour très vite gonfler et se soulever jusqu'aux bords de la casserole. Alors, en moins de deux, le lait s'échappa de la casserole en en léchant les côtés, et se répandit sur les flammes du brûleur qu'il étouffa très vite avec un chuintement insidieux.

Plongée dans son sommeil, Jeanne avait la bouche grande ouverte, libérant ainsi de tonitruants ronflements, qui couvrirent le perfide sifflement du gaz qui commença à s'échapper du brûleur éteint...

Patrick S. VAST - Mai 1989


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