Le veuf
Edmond Galtier, un quinquagénaire bedonnant, aux cheveux clairsemés et à la fine moustache s'insinuant entre un nez tombant et une bouche amère, tient dans ses mains une plaque mortuaire en marbre gris, où sont gravés ces mots en lettres dorées :
À
La regrettée Madame Eugénie Galtier
La Direction et le Personnel de la Société BUZAC
La regrettée Madame Eugénie Galtier
La Direction et le Personnel de la Société BUZAC
C'est M. Buzac fils en personne qui lui a remis la plaque ce matin même. Il s'est bien sûr excusé de ne pas avoir pu la faire envoyer pour le jour des obsèques ; mais comme le lui a rappelé Edmond : tout a été si rapide ! Et en plus, alors qu'Eugénie était en visite chez des cousins, dans un village situé à quatre-vingts kilomètres de chez eux. Au départ, ça ne devait être qu'un voyage de deux jours ; mais Eugénie y est restée pour l'éternité, puisque le caveau que s'est fait construire le couple Galtier il y a déjà dix ans, se trouve là-bas.
Edmond soupire ; il vient de passer officiellement sa première journée de veuf. Drôle de statut que celui-là. Pas facile à assumer. On vous adresse des condoléances, des regards apitoyés, et surtout, on vous pose des questions. Ah, les questions ! Ç’a été le plus dur pour Edmond. Ç’a commencé avec M. Buzac fils qui s'est étonné d'une mort aussi soudaine. Ç’a continué avec les collègues de travail qui ne savaient pas Eugénie prise du coeur. Ça s'est poursuivi avec la patronne et la serveuse du petit restaurant où Edmond déjeune tous les midis de la semaine, qui se sont inquiétées de son absence pendant trois jours. Ça s'est encore poursuivi après qu'il leur a signalé que sa femme était décédée brusquement d'une crise cardiaque, vu qu'il n'avait jamais parlé de sa mauvaise santé. Et ça s'est terminé, il y a environ un quart d'heure, avec Mme Deluze, la voisine de palier qu'il a croisée en rentrant. Elle et son mari sont deux cafards qu'Edmond déteste depuis vingt ans qu'ils sont malheureusement ses voisins. Il sait qu'ils cancanent sans cesse sur lui, comme d'ailleurs sur tous les autres occupants de leur immeuble. C'est leur distraction favorite après la télé : dire du mal d'autrui. Alors évidemment, Edmond a eu droit à un interrogatoire en règle. Mme Deluze a étalé autant qu'elle a pu son étonnement, pour ne pas dire son scepticisme. Non, bien sûr, elle n'avait jamais trouvé Eugénie en mauvaise forme. Non, évidemment, elle n'avait rien d'une cardiaque. Au contraire, elle paraissait toujours alerte ; surtout pour grimper les trois étages de leur immeuble sans ascenseur. Oui, vraiment, sa mort, en plus si soudaine, était très surprenante.
Edmond a dû se contenter de hocher la tête, de hausser subrepticement les épaules. Il n'y a rien d'autre à faire avec Mme Deluze qui, de toute façon, en ce moment, avec son mari, doit s'être lancée dans un tas de suppositions, imaginant les choses les plus scabreuses.
Pour Edmond, les Deluze représentent un réel danger. S'il se trouve en difficulté, ça ne pourra être qu'à cause d'eux ; il le sait depuis le début. S'il leur vient l'idée de contacter la police, c'en est fait de lui.
Mais bon, il décide de ne pas se tracasser pour rien. Après tout, il n'a rien commis de si répréhensible.
Edmond tient toujours la plaque dans ses mains, assis dans sa cuisine. Il ne sait que faire de cette plaque qui l'encombre. Ce matin, il l'a tout de suite rangée dans sa serviette, et après ça, il a été tranquille pour le reste de la journée. Mais au soir, il a repris sa serviette comme il le fait quotidiennement. Et il a dû la porter cette plaque, prendre l'autobus et rentrer avec. Une fois chez lui, il l'a sortie de sa serviette ; et maintenant il faut qu'il trouve une solution ; il faut qu'il la mette quelque part. Bien évidemment, pas sur le caveau, là-bas, dans le village des cousins d'Eugénie. Il jette un coup d'oeil au frigo. Non, pas là non plus ; ça tiendrait trop de place, et puis ça ne serait pas convenable. Mais il ne va pas s'embarrasser de convenances trop longtemps, puisqu'il décide finalement d'aller la mettre dans une pièce servant de garde- manger, entre une réserve de paquets de pâtes et de boîtes de petits pois.
Voilà, il est satisfait. En plus il a pris au passage une boîte de petits pois qu'il va faire chauffer au bain-marie, et qui accompagnera un morceau de saucisse acheté à l'épicerie au bas de l'immeuble.
Maintenant, il va se coucher. Dans le lit, la place d'Eugénie est vide, définitivement vide. Alors, il va se coucher seul, comme tous les veufs.
Il prend son oreiller, le soulève, le tapote un peu, et le laisse retomber sans savoir ce que lui réserve l'avenir.
Trois jours se sont écoulés : trois jours de veuvage supplémentaires. On ne lui pose plus de questions désormais ; c'est déjà ça. Il n'a plus droit qu'aux regards apitoyés : c'est déjà trop. Mais enfin, il faut laisser agir le temps.
Hier soir, il a eu chaud quand on a sonné à la porte. Il a bien cru que ça y était, que les Deluze avaient encore fait des leurs.
Il a ouvert en tremblant un peu, s'attendant à voir surgir la police ; mais non, ce n'était qu'une jeune femme brune d'environ vingt-cinq ans, vêtue d'un ciré noir comme celui de Michèle Morgan dans Quai des Brumes.
Fortement rassuré, Edmond l'a fait entrer afin que les Deluze, ces cafards ! n'entendent pas leur conversation.
La jeune femme qui s'est annoncée comme se prénommant Marinette, a déclaré qu'elle était une amie d'Eugénie avec qui elle avait l'habitude d'aller à la bibliothèque municipale.
Edmond savait que sa femme fréquentait cet endroit. Elle y allait quand elle s'ennuyait, disait-elle. Cela l'agaçait un peu, lui qui est toujours incapable de comprendre comment Eugénie arrivait à s'ennuyer. Mais enfin, il a toujours préféré ne pas polémiquer sur un sujet qui le dépasse.
Bon, la jeune femme est venue parce qu'Eugénie ne l'avait pas rejointe à la bibliothèque la veille, comme cela était convenu. Elle voulait s'assurer qu'elle n'était pas souffrante.
Edmond lui a répondu que c'était bien pire que cela ; qu'Eugénie était morte subitement. Alors, la jeune femme a pâli, et n'a cessé de répéter qu'elle ne pouvait y croire, le contrariant de ce fait fortement.
Puis elle est partie, en disant encore que c'était impossible, qu'Eugénie ne pouvait être décédée.
Avec tous les gens qui croient peu ou prou au décès d'Eugénie, Edmond a du souci à se faire si d'aventure, par la suite...
Mais peu importe, il en restera toujours à ce qu'il a décidé : Eugénie est morte subitement d'une crise cardiaque alors qu'elle était en visite chez ses cousins à quatre-vingts kilomètres de chez eux. Et il ne renoncera plus, quoi qu'il arrive, à son statut de veuf. Il est veuf, et le restera, un point c'est tout.
Heureusement que les Deluze devaient être encore devant leur télé quand la jeune femme a sonné à la porte. Car s'ils s'étaient aperçus de quelque chose, ou pire s'ils avaient observé ce qui se passait sur le palier grâce au judas qu'ils se sont fait installer il y a longtemps, leurs supputations seraient allées bon train. Ils auraient supposé qu'Edmond avait une jeune maîtresse, et qu'il avait assassiné sa femme pour être libre. Alors, il pourrait vraiment s'attendre au pire.
Au fait, en parlant du pire, il lui vient soudain à l'esprit que par bonheur, les Deluze n'ont pas d'automobile. Sinon, ils finiraient par se rendre au cimetière du village des cousins d'Eugénie. Et une fois devant le caveau dont il a choisi la couleur du marbre...
Bon, il ne faut pas penser à cela. D'ailleurs, Edmond a croisé Mme Deluze dans l'escalier tout à l'heure, et elle ne lui a posé aucune question ayant trait à la disparition brutale d'Eugénie. Elle a seulement annoncé que son mari souffrait de la grippe et qu'il ne devait pas sortir pendant au moins quinze jours.
C'est après cette rencontre avec Mme Deluze, la bavarde, qu'Edmond a pu en déduire que le temps des questions semblait bien terminé.
Il n'a donc aucun souci à se faire.
Maintenant, il va préparer son repas du soir qu'il prendra seul, comme un veuf. Il repense à la plaque mortuaire. Il n'a pas envie de la laisser éternellement avec les pâtes et les petits pois. Il voudrait qu'elle quitte la maison, cette plaque. Il pense qu'il pourrait la laisser sur la banquette de l'autobus qu'il prend chaque matin et chaque soir. Ainsi, elle partirait au hasard. Peut-être que quelqu'un la récupérerait ; ou plus vraisemblablement, elle finirait au bureau des objets trouvés de la compagnie d'autobus. En tout cas, il en serait définitivement débarrassé. Mais il songe soudain avec effroi, que dessus est inscrit Eugénie Galtier, ainsi que Société BUZAC ; il faut vraiment trouver autre chose.
Ça y est, il a pris son repas du soir, seul, comme un veuf. Maintenant, il va se rendre dans le séjour, pour regarder la télé, seul, comme tous les veufs.
Mais que la vie est compliquée désormais ! Voilà que l'on sonne à la porte. Edmond a bien envie de ne pas aller répondre ; de laisser sonner ; de faire comme s'il n'était pas chez lui. Oui, mais un vrai veuf se doit d'être chez lui passées 20 h. Puis, si c'est la police, il vaut mieux quand même aller ouvrir.
Alors, il se décide et y va.
Il ouvre la porte, et sur le palier éclairé, se tient une femme d'une cinquantaine d'années, aux cheveux gris, et à l'imper également gris lui arrivant aux chevilles : une femme toute grise, en quelque sorte. Elle porte une petite valise en carton marron ; la valise qu'emmène toujours Eugénie lorsqu'elle se rend chez ses cousins.
– Je peux entrer ? demande la femme grise.
Le visage impassible, ne laissant rien échapper de ce qu'il pense à cet instant, Edmond hoche la tête, puis finit par répondre " oui " du bout des lèvres.
La femme entre, pose sa valise.
Edmond referme la porte, et la femme lui demande :
– Tu m'en veux ?
Edmond ne sait pas trop, mais il choisit de répondre " non ".
La femme grise a l'air rassuré.
– Tu sais, j'ai perdu la tête, déclare-t-elle. Je ne comprends pas ce qui m'a pris. Je n'étais en fait pas bien loin d'ici. J'étais à l'hôtel qu'il y a sur le boulevard, juste au-dessus.
La femme parle de cela d'une façon badine, détachée ; elle sourit presque.
– Tu as faim ? lui demande Edmond.
Cette question semble la soulager, lui ôter un énorme poids.
– Non, dit-elle en souriant maintenant franchement.
– Ah bon, reprend Edmond, parce que moi j'ai fini mon repas.
La femme grise passe coquettement la main dans ses cheveux.
Mais Edmond ne la voit pas ; il semble admirer le lino de l'entrée.
– Bon, je vais regarder la télé, finit-il par dire.
La femme grise paraît heureuse.
– Je vais te laisser regarder la télé, dit-elle. Je vais aller me coucher.
– Alors, bonne nuit, dit Edmond en se rendant dans le séjour.
Bientôt, tandis que défile sur l'écran du téléviseur un film qui ne l'intéresse pas, il entend couler les robinets du lavabo de la salle de bains.
Il repense aussitôt à il y a huit jours, lorsqu'il est rentré après sa journée de travail.
La porte de l'appartement n'était pas fermée à clé, alors qu'Eugénie n'était pas là. Il a tout de suite compris pourquoi : sur la table de la cuisine, il y avait une lettre.
Il s'en est débarrassé depuis le temps ; mais il se souvient encore parfaitement de ce qu'elle racontait. Eugénie lui annonçait qu'elle était partie ; qu'elle s'ennuyait trop ; qu'il fallait lui pardonner ; mais qu'elle avait besoin de vivre autre chose.
Edmond ne comprenait rien à l'affaire, tout comme il n'a jamais pu comprendre qu'Eugénie s'ennuyait. Selon les principes de ses parents, de braves employés qui lui ont montré le chemin, il s'est arrangé pour avoir une vie exemplaire ; un emploi sûr, dans une société sûre ; une bonne situation pour un salaire correct les mettant, Eugénie et lui, à l'abri du besoin et des tracasseries de toutes sortes ; un appartement dont ils sont propriétaires pour éviter des déménagements toujours source d'ennuis.
Edmond a bien notion de ce que sont les ennuis, puisqu'il n'a eu de cesse de s'efforcer de les éviter. Par contre, l'ennui : il ne connaît pas, ça n'existe pas.
Eugénie était devenue pour lui pire qu'une étrangère ; elle était sortie de sa vie ; elle était morte.
C'est ce qu'il a conclu au petit matin, après une nuit blanche. Il a attendu qu'il soit 7 h, et l'arrivée de M. Buzac fils à la société. Puis il a appelé. Il a eu directement M. Buzac, et lui a annoncé qu'il ne pouvait pas venir travailler car sa femme était morte subitement. M. Buzac lui a forcément demandé de quoi elle était morte ; et il a répondu spontanément d'une crise cardiaque ; ce qui à son sens semblait le plus soudain. Puis il a indiqué à M. Buzac qu'il aurait besoin de trois jours, car le décès avait eu lieu à quatre-vingts kilomètres de chez eux, dans le village des cousins de sa femme, où allaient d'ailleurs se dérouler les obsèques. Cela lui permettait d'éviter la présence de M. Buzac ou même de membres du personnel de la société, d'autant que la cérémonie était censée être prévue pour le lendemain. Après ça, Edmond a fait sa valise, a quitté son appartement en se félicitant de l'heure matinale lui évitant de rencontrer les Deluze, et s'est réfugié dans un hôtel, dans une avenue parallèle au boulevard où s'est cachée Eugénie jusqu'à ce soir. Pour un peu, ils se seraient retrouvés dans le même établissement. Quelle ironie du destin cela aurait été !
Puis, après trois jours, Edmond a regagné son appartement, tard dans la soirée, afin d'éviter encore les Deluze qui étaient forcément devant leur télé.
Le lendemain, a commencé pour lui son existence officielle de veuf : au grand jour, dans son environnement habituel.
– Bonsoir, Edmond.
Celui-ci sursaute en voyant Eugénie, la femme grise, qui est devant lui en chemise de nuit.
– Bonsoir, répond-il.
– Tu es sûr que tu ne m'en veux pas ? s'enquit encore la femme grise.
– Sûr, répond Edmond, le visage et le ton impassibles.
La femme grise se retire ; et Edmond se met à réfléchir.
Il est veuf, un point c'est tout. Comment faire autrement maintenant ? Tout le monde le sait. C'est impossible de revenir en arrière ; peu importe les conséquences.
Il attend un petit quart d'heure dans son fauteuil, puis se lève et marche jusqu'à la chambre.
Eugénie dort profondément. La lumière du séjour qui parvient jusque-là, permet de voir qu'elle est sur le dos, et qu'elle a la bouche légèrement ouverte.
Alors, Edmond prend son oreiller ; le soulève ; le tapote un peu ; et le plaque avec force sur le visage d'Eugénie.
Moins de trois minutes plus tard, Edmond est toujours veuf.
Patrick S. VAST - Novembre 2005
Edmond soupire ; il vient de passer officiellement sa première journée de veuf. Drôle de statut que celui-là. Pas facile à assumer. On vous adresse des condoléances, des regards apitoyés, et surtout, on vous pose des questions. Ah, les questions ! Ç’a été le plus dur pour Edmond. Ç’a commencé avec M. Buzac fils qui s'est étonné d'une mort aussi soudaine. Ç’a continué avec les collègues de travail qui ne savaient pas Eugénie prise du coeur. Ça s'est poursuivi avec la patronne et la serveuse du petit restaurant où Edmond déjeune tous les midis de la semaine, qui se sont inquiétées de son absence pendant trois jours. Ça s'est encore poursuivi après qu'il leur a signalé que sa femme était décédée brusquement d'une crise cardiaque, vu qu'il n'avait jamais parlé de sa mauvaise santé. Et ça s'est terminé, il y a environ un quart d'heure, avec Mme Deluze, la voisine de palier qu'il a croisée en rentrant. Elle et son mari sont deux cafards qu'Edmond déteste depuis vingt ans qu'ils sont malheureusement ses voisins. Il sait qu'ils cancanent sans cesse sur lui, comme d'ailleurs sur tous les autres occupants de leur immeuble. C'est leur distraction favorite après la télé : dire du mal d'autrui. Alors évidemment, Edmond a eu droit à un interrogatoire en règle. Mme Deluze a étalé autant qu'elle a pu son étonnement, pour ne pas dire son scepticisme. Non, bien sûr, elle n'avait jamais trouvé Eugénie en mauvaise forme. Non, évidemment, elle n'avait rien d'une cardiaque. Au contraire, elle paraissait toujours alerte ; surtout pour grimper les trois étages de leur immeuble sans ascenseur. Oui, vraiment, sa mort, en plus si soudaine, était très surprenante.
Edmond a dû se contenter de hocher la tête, de hausser subrepticement les épaules. Il n'y a rien d'autre à faire avec Mme Deluze qui, de toute façon, en ce moment, avec son mari, doit s'être lancée dans un tas de suppositions, imaginant les choses les plus scabreuses.
Pour Edmond, les Deluze représentent un réel danger. S'il se trouve en difficulté, ça ne pourra être qu'à cause d'eux ; il le sait depuis le début. S'il leur vient l'idée de contacter la police, c'en est fait de lui.
Mais bon, il décide de ne pas se tracasser pour rien. Après tout, il n'a rien commis de si répréhensible.
À
La regrettée Madame Eugénie Galtier
La Direction et le Personnel de la Socité BUZAC
La regrettée Madame Eugénie Galtier
La Direction et le Personnel de la Socité BUZAC
Edmond tient toujours la plaque dans ses mains, assis dans sa cuisine. Il ne sait que faire de cette plaque qui l'encombre. Ce matin, il l'a tout de suite rangée dans sa serviette, et après ça, il a été tranquille pour le reste de la journée. Mais au soir, il a repris sa serviette comme il le fait quotidiennement. Et il a dû la porter cette plaque, prendre l'autobus et rentrer avec. Une fois chez lui, il l'a sortie de sa serviette ; et maintenant il faut qu'il trouve une solution ; il faut qu'il la mette quelque part. Bien évidemment, pas sur le caveau, là-bas, dans le village des cousins d'Eugénie. Il jette un coup d'oeil au frigo. Non, pas là non plus ; ça tiendrait trop de place, et puis ça ne serait pas convenable. Mais il ne va pas s'embarrasser de convenances trop longtemps, puisqu'il décide finalement d'aller la mettre dans une pièce servant de garde- manger, entre une réserve de paquets de pâtes et de boîtes de petits pois.
Voilà, il est satisfait. En plus il a pris au passage une boîte de petits pois qu'il va faire chauffer au bain-marie, et qui accompagnera un morceau de saucisse acheté à l'épicerie au bas de l'immeuble.
***
Edmond a pris son repas du soir en solitaire : un repas de veuf. Puis il a regardé la télévision seul, comme un veuf.Maintenant, il va se coucher. Dans le lit, la place d'Eugénie est vide, définitivement vide. Alors, il va se coucher seul, comme tous les veufs.
Il prend son oreiller, le soulève, le tapote un peu, et le laisse retomber sans savoir ce que lui réserve l'avenir.
***
Trois jours se sont écoulés : trois jours de veuvage supplémentaires. On ne lui pose plus de questions désormais ; c'est déjà ça. Il n'a plus droit qu'aux regards apitoyés : c'est déjà trop. Mais enfin, il faut laisser agir le temps.
Hier soir, il a eu chaud quand on a sonné à la porte. Il a bien cru que ça y était, que les Deluze avaient encore fait des leurs.
Il a ouvert en tremblant un peu, s'attendant à voir surgir la police ; mais non, ce n'était qu'une jeune femme brune d'environ vingt-cinq ans, vêtue d'un ciré noir comme celui de Michèle Morgan dans Quai des Brumes.
Fortement rassuré, Edmond l'a fait entrer afin que les Deluze, ces cafards ! n'entendent pas leur conversation.
La jeune femme qui s'est annoncée comme se prénommant Marinette, a déclaré qu'elle était une amie d'Eugénie avec qui elle avait l'habitude d'aller à la bibliothèque municipale.
Edmond savait que sa femme fréquentait cet endroit. Elle y allait quand elle s'ennuyait, disait-elle. Cela l'agaçait un peu, lui qui est toujours incapable de comprendre comment Eugénie arrivait à s'ennuyer. Mais enfin, il a toujours préféré ne pas polémiquer sur un sujet qui le dépasse.
Bon, la jeune femme est venue parce qu'Eugénie ne l'avait pas rejointe à la bibliothèque la veille, comme cela était convenu. Elle voulait s'assurer qu'elle n'était pas souffrante.
Edmond lui a répondu que c'était bien pire que cela ; qu'Eugénie était morte subitement. Alors, la jeune femme a pâli, et n'a cessé de répéter qu'elle ne pouvait y croire, le contrariant de ce fait fortement.
Puis elle est partie, en disant encore que c'était impossible, qu'Eugénie ne pouvait être décédée.
Avec tous les gens qui croient peu ou prou au décès d'Eugénie, Edmond a du souci à se faire si d'aventure, par la suite...
Mais peu importe, il en restera toujours à ce qu'il a décidé : Eugénie est morte subitement d'une crise cardiaque alors qu'elle était en visite chez ses cousins à quatre-vingts kilomètres de chez eux. Et il ne renoncera plus, quoi qu'il arrive, à son statut de veuf. Il est veuf, et le restera, un point c'est tout.
Heureusement que les Deluze devaient être encore devant leur télé quand la jeune femme a sonné à la porte. Car s'ils s'étaient aperçus de quelque chose, ou pire s'ils avaient observé ce qui se passait sur le palier grâce au judas qu'ils se sont fait installer il y a longtemps, leurs supputations seraient allées bon train. Ils auraient supposé qu'Edmond avait une jeune maîtresse, et qu'il avait assassiné sa femme pour être libre. Alors, il pourrait vraiment s'attendre au pire.
Au fait, en parlant du pire, il lui vient soudain à l'esprit que par bonheur, les Deluze n'ont pas d'automobile. Sinon, ils finiraient par se rendre au cimetière du village des cousins d'Eugénie. Et une fois devant le caveau dont il a choisi la couleur du marbre...
Bon, il ne faut pas penser à cela. D'ailleurs, Edmond a croisé Mme Deluze dans l'escalier tout à l'heure, et elle ne lui a posé aucune question ayant trait à la disparition brutale d'Eugénie. Elle a seulement annoncé que son mari souffrait de la grippe et qu'il ne devait pas sortir pendant au moins quinze jours.
C'est après cette rencontre avec Mme Deluze, la bavarde, qu'Edmond a pu en déduire que le temps des questions semblait bien terminé.
Il n'a donc aucun souci à se faire.
Maintenant, il va préparer son repas du soir qu'il prendra seul, comme un veuf. Il repense à la plaque mortuaire. Il n'a pas envie de la laisser éternellement avec les pâtes et les petits pois. Il voudrait qu'elle quitte la maison, cette plaque. Il pense qu'il pourrait la laisser sur la banquette de l'autobus qu'il prend chaque matin et chaque soir. Ainsi, elle partirait au hasard. Peut-être que quelqu'un la récupérerait ; ou plus vraisemblablement, elle finirait au bureau des objets trouvés de la compagnie d'autobus. En tout cas, il en serait définitivement débarrassé. Mais il songe soudain avec effroi, que dessus est inscrit Eugénie Galtier, ainsi que Société BUZAC ; il faut vraiment trouver autre chose.
Ça y est, il a pris son repas du soir, seul, comme un veuf. Maintenant, il va se rendre dans le séjour, pour regarder la télé, seul, comme tous les veufs.
Mais que la vie est compliquée désormais ! Voilà que l'on sonne à la porte. Edmond a bien envie de ne pas aller répondre ; de laisser sonner ; de faire comme s'il n'était pas chez lui. Oui, mais un vrai veuf se doit d'être chez lui passées 20 h. Puis, si c'est la police, il vaut mieux quand même aller ouvrir.
Alors, il se décide et y va.
Il ouvre la porte, et sur le palier éclairé, se tient une femme d'une cinquantaine d'années, aux cheveux gris, et à l'imper également gris lui arrivant aux chevilles : une femme toute grise, en quelque sorte. Elle porte une petite valise en carton marron ; la valise qu'emmène toujours Eugénie lorsqu'elle se rend chez ses cousins.
– Je peux entrer ? demande la femme grise.
Le visage impassible, ne laissant rien échapper de ce qu'il pense à cet instant, Edmond hoche la tête, puis finit par répondre " oui " du bout des lèvres.
La femme entre, pose sa valise.
Edmond referme la porte, et la femme lui demande :
– Tu m'en veux ?
Edmond ne sait pas trop, mais il choisit de répondre " non ".
La femme grise a l'air rassuré.
– Tu sais, j'ai perdu la tête, déclare-t-elle. Je ne comprends pas ce qui m'a pris. Je n'étais en fait pas bien loin d'ici. J'étais à l'hôtel qu'il y a sur le boulevard, juste au-dessus.
La femme parle de cela d'une façon badine, détachée ; elle sourit presque.
– Tu as faim ? lui demande Edmond.
Cette question semble la soulager, lui ôter un énorme poids.
– Non, dit-elle en souriant maintenant franchement.
– Ah bon, reprend Edmond, parce que moi j'ai fini mon repas.
La femme grise passe coquettement la main dans ses cheveux.
Mais Edmond ne la voit pas ; il semble admirer le lino de l'entrée.
– Bon, je vais regarder la télé, finit-il par dire.
La femme grise paraît heureuse.
– Je vais te laisser regarder la télé, dit-elle. Je vais aller me coucher.
– Alors, bonne nuit, dit Edmond en se rendant dans le séjour.
Bientôt, tandis que défile sur l'écran du téléviseur un film qui ne l'intéresse pas, il entend couler les robinets du lavabo de la salle de bains.
Il repense aussitôt à il y a huit jours, lorsqu'il est rentré après sa journée de travail.
La porte de l'appartement n'était pas fermée à clé, alors qu'Eugénie n'était pas là. Il a tout de suite compris pourquoi : sur la table de la cuisine, il y avait une lettre.
Il s'en est débarrassé depuis le temps ; mais il se souvient encore parfaitement de ce qu'elle racontait. Eugénie lui annonçait qu'elle était partie ; qu'elle s'ennuyait trop ; qu'il fallait lui pardonner ; mais qu'elle avait besoin de vivre autre chose.
Edmond ne comprenait rien à l'affaire, tout comme il n'a jamais pu comprendre qu'Eugénie s'ennuyait. Selon les principes de ses parents, de braves employés qui lui ont montré le chemin, il s'est arrangé pour avoir une vie exemplaire ; un emploi sûr, dans une société sûre ; une bonne situation pour un salaire correct les mettant, Eugénie et lui, à l'abri du besoin et des tracasseries de toutes sortes ; un appartement dont ils sont propriétaires pour éviter des déménagements toujours source d'ennuis.
Edmond a bien notion de ce que sont les ennuis, puisqu'il n'a eu de cesse de s'efforcer de les éviter. Par contre, l'ennui : il ne connaît pas, ça n'existe pas.
Eugénie était devenue pour lui pire qu'une étrangère ; elle était sortie de sa vie ; elle était morte.
C'est ce qu'il a conclu au petit matin, après une nuit blanche. Il a attendu qu'il soit 7 h, et l'arrivée de M. Buzac fils à la société. Puis il a appelé. Il a eu directement M. Buzac, et lui a annoncé qu'il ne pouvait pas venir travailler car sa femme était morte subitement. M. Buzac lui a forcément demandé de quoi elle était morte ; et il a répondu spontanément d'une crise cardiaque ; ce qui à son sens semblait le plus soudain. Puis il a indiqué à M. Buzac qu'il aurait besoin de trois jours, car le décès avait eu lieu à quatre-vingts kilomètres de chez eux, dans le village des cousins de sa femme, où allaient d'ailleurs se dérouler les obsèques. Cela lui permettait d'éviter la présence de M. Buzac ou même de membres du personnel de la société, d'autant que la cérémonie était censée être prévue pour le lendemain. Après ça, Edmond a fait sa valise, a quitté son appartement en se félicitant de l'heure matinale lui évitant de rencontrer les Deluze, et s'est réfugié dans un hôtel, dans une avenue parallèle au boulevard où s'est cachée Eugénie jusqu'à ce soir. Pour un peu, ils se seraient retrouvés dans le même établissement. Quelle ironie du destin cela aurait été !
Puis, après trois jours, Edmond a regagné son appartement, tard dans la soirée, afin d'éviter encore les Deluze qui étaient forcément devant leur télé.
Le lendemain, a commencé pour lui son existence officielle de veuf : au grand jour, dans son environnement habituel.
– Bonsoir, Edmond.
Celui-ci sursaute en voyant Eugénie, la femme grise, qui est devant lui en chemise de nuit.
– Bonsoir, répond-il.
– Tu es sûr que tu ne m'en veux pas ? s'enquit encore la femme grise.
– Sûr, répond Edmond, le visage et le ton impassibles.
La femme grise se retire ; et Edmond se met à réfléchir.
Il est veuf, un point c'est tout. Comment faire autrement maintenant ? Tout le monde le sait. C'est impossible de revenir en arrière ; peu importe les conséquences.
Il attend un petit quart d'heure dans son fauteuil, puis se lève et marche jusqu'à la chambre.
Eugénie dort profondément. La lumière du séjour qui parvient jusque-là, permet de voir qu'elle est sur le dos, et qu'elle a la bouche légèrement ouverte.
Alors, Edmond prend son oreiller ; le soulève ; le tapote un peu ; et le plaque avec force sur le visage d'Eugénie.
Moins de trois minutes plus tard, Edmond est toujours veuf.
Patrick S. VAST - Novembre 2005
1 commentaires:
J'ai appris des choses interessantes grace a vous, et vous m'avez aide a resoudre un probleme, merci.
- Daniel
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