lundi 30 juin 2008

Harcèlement


Sophie Fache avait la peur au ventre ; c'était son retour dans sa société après deux mois d'arrêt de travail. Elle ne se faisait aucune illusion ; le harcèlement allait reprendre. Le but de Brandon Jouvot, le PDG, était sans ambiguïté : il voulait la contraindre à démissionner. Elle représentait d'une certaine manière le dernier vestige des Établissements Levert, une entreprise familiale qu'elle avait intégrée en 1973 ; autant dire il y a une éternité. Lorsque la Holding FEEL INTERNATIONAL avait repris un an plus tôt ce qui n'était plus qu'une entreprise sur le déclin, Brandon Jouvot s'était employé à faire le ménage au niveau du personnel. Par divers moyens de pression, il avait réussi à pousser à la démission tous les anciens, sauf Sophie qui, à 53 ans, ne concevait pas d'aller travailler ailleurs.
Elle s'approcha de l'entrée de l'immeuble qui abritait la société avec une boule dans la gorge. Elle prit l'ascenseur jusqu'au dixième : l'étage qu'occupaient en grande partie les ex-Établissements Levert. Puis elle resta comme paralysée devant la porte sur laquelle une plaque dorée annonçait la nouvelle dénomination :

FEEL EXPORT


À cet instant précis, lui revint à l'esprit ce qu'on lui demandait à chaque fois qu'elle se plaignait du harcèlement qu'elle subissait dans sa société :
"Vous n'êtes pas bientôt à la retraite ?"
Même son médecin traitant s'y était mis. Ainsi, elle n'avait plus qu'à partir. Démissionner ou se mettre à la retraite, mais surtout ne plus gêner, se faire absolument oublier.
Eh bien, non, Sophie n'était pas encore à la retraite, et elle n'avait nullement les moyens de démissionner.
Elle se décida enfin à pousser la porte, et arriva dans un grand couloir où déambulait un tas de jeunes femmes en minijupes et aux décolletés généreux, croisant des espèces de bellâtres prétentieux en jeans-tee-shirts-baskets : toute la petite cour sur laquelle régnait Brandon Jouvot.
Celui-ci surgit brusquement de son bureau.
"Ce n'est pas possible ! se dit Sophie. On jurerait qu'il m'a sentie arriver."
Brandon Jouvot fit ostensiblement la grimace en la voyant, et lança :
– Ah, vous voilà, vous ; bon, venez, je n'ai pas de temps à perdre !
Sophie s'exécuta, la gorge plus nouée que jamais. Elle entra dans le grand bureau qu'avait occupé durant plus de cinquante ans, M. Ernest Levert, et vit s'asseoir avec désinvolture dans son fauteuil, Brandon Jouvot. Le souvenir de l'ancien PDG de la société, et la présence du nouveau qui la regardait d'un air dégoûté, faillirent lui faire monter les larmes aux yeux.
Brandon Jouvot, un grand blond, la quarantaine entretenue, vêtu d'un costume à la dernière mode, commença sans même la faire asseoir :
– Bon, je ne vous cacherai pas que j'espérais ne plus vous revoir. En tout cas, j'attends toujours votre démission.
Sophie qui, avec ses cheveux grisonnants et son ensemble bleu marine d'un classicisme désuet, devait exaspérer le PDG, ravala sa salive, puis demanda d'une voix étranglée :
– Je peux me retirer ?
– Vous le pouvez, lâcha Brandon Jouvot, d'un ton ironique.
Sophie comprit très vite pourquoi il s'était ostensiblement moqué d'elle : la porte de son bureau était fermée à clé. Il lui fallait donc aller le revoir : un supplice pour elle.
Brandon Jouvot la regarda d'un air interrogateur, jouant parfaitement la comédie.
– Mon bureau est fermé à clé, dit Sophie.
– Ah oui, fit le PDG d'un ton badin. C'est à dire, depuis tout le temps que vous étiez partie !
Sophie préféra ne rien répondre, et prit la clé qu'il avait sortie d'un tiroir. Puis elle quitta celui que tout le monde dans la maison appelait familièrement Brandon.
Pour sa part, elle ne s'y était jamais résolue ; et de toute façon, elle était certaine qu'il ne lui aurait pas permis.
Elle put enfin entrer dans son bureau, et eut aussitôt un choc en s'apercevant que l'on avait enlevé son siège. Ç’avait tout d'abord commencé avec les dossiers qu'on ne lui confiait plus au prétexte que son travail ne valait rien, et ça continuait maintenant avec le mobilier. Elle savait que ce n'était pas la peine d'aller demander des comptes au PDG ; il se ferait un plaisir de lui rétorquer qu'elle n'avait qu'à rentrer s'asseoir chez elle ; après bien sûr avoir remis sa démission.
Alors, résignée, Sophie ferma la porte de ce qui fut jadis sa pièce de travail afin d'être seule et tranquille, s'assit derrière son bureau, à même le lino par ailleurs très poussiéreux, le dos appuyé contre le mur. Il ne lui fallut pas longtemps pour éclater en sanglots.

***

Quand elle ressortit de la pièce vers 17 h, le PDG était justement dans le couloir. Il lui demanda aussitôt la clé. Les yeux encore rougis, Sophie lui répondit qu'elle était dans la serrure. Elle l'entendit maugréer quelque chose, mais ne s'en inquiéta pas ; elle avait surtout envie de rentrer chez elle.
Une secrétaire dans le style de la maison s'approcha du PDG tandis qu'il fermait le bureau de Sophie à clé.
– Eh bien, Brandon, qu'est-ce que tu fais ? demanda-t-elle.
– Je m'amuse, répliqua l'intéressé.
Puis il convia la secrétaire à le suivre.
Une fois dans son bureau, il prit une feuille de papier et la lui montra.
– Regarde un peu, ma cocotte, dit-il d'un ton égrillard.
La secrétaire lut ce qui était écrit sur la feuille.
– Ouah ! s'exclama-t-elle, la vieille Sophie, si elle se suicide, elle fait gagner autant à la société ?
– Absolument, dit Brandon. J'ai très exactement chiffré le montant des indemnités que l'on devrait lui verser en cas de licenciement.
La secrétaire fit la moue.
– Quand même, il vaudrait mieux qu'elle démissionne. Avoir sa mort sur la conscience, ça ne te poserait pas de problème ?
– Ecoute, je lui ai proposé X fois de démissionner. Elle ne veut pas, alors tant pis. J'ai commencé à employer les grands moyens, et crois-moi, elle ne va pas résister longtemps.
– En tout cas, ne garde pas cette feuille, conseilla la secrétaire. Tu as carrément écrit : le suicide de la vieille Sophie = 15 000 Euros d'économisés pour FEEL EXPORT.
La secrétaire prit la feuille qu'elle froissa, et la transforma en boule.
– Je vais la détruire, annonça-t-elle.
– OK, fit Brandon.
Puis, après avoir déshabillé du regard la secrétaire, il lui dit :
– Bon, maintenant, passons aux choses sérieuses. Où ça en est exactement le contrat avec les Japonais ?
La secrétaire se rapprocha de lui, et instinctivement, il plaqua sa main sur le cuir rouge vif de sa minijupe, à l'endroit du postérieur.

***

Sophie ne dormit pratiquement pas cette nuit-là, en dépit de tous les médicaments qu'elle ingurgitait pour combattre sa dépression. Elle avait croisé en rentrant chez elle une voisine qui était au courant de ses problèmes avec sa société. Elle l'avait informée de la dernière trouvaille de Brandon Jouvot, qui l'avait obligée à s'asseoir par terre dans son bureau, où par ailleurs la femme de ménage n'avait pas dû entrer durant toute son absence. Mais elle avait eu l'impression que la voisine ne l'écoutait que par politesse. Alors, elle ne s'était pas éternisée, consciente encore de gêner.
Au matin, en se levant, elle songea à cesser toute résistance, et à remettre sa démission à Brandon Jouvot. Seulement, elle vivait seule, devait subvenir à tous ses besoins sans l'aide de quiconque, et une démission la laisserait non seulement sans salaire, mais également sans allocations de chômage. Il fallait donc qu'elle continue toujours et encore. Elle se rendit à sa société en se demandant ce que le PDG allait encore inventer pour la pousser à bout. Elle fut fixée après avoir subi l'épreuve humiliante qui consistait désormais à lui demander la clé de son bureau. Une fois la porte ouverte, elle put constater que celui-ci avait été complètement vidé de son mobilier. Il n'y avait absolument plus rien. Seules subsistaient sur le sol poussiéreux, les marques laissées par les meubles que l'on avait dû déménager tôt le matin. Sophie crut qu'elle allait défaillir. Elle tenta de se reprendre, mais le coup était fatal : c'était vraiment le trop plein. Elle s'aperçut que la fenêtre de la pièce était entrouverte. Était-ce intentionnel ? Était-ce même une invite ?
Sophie s'approcha, puis ouvrit la fenêtre en grand. Elle se pencha légèrement. Elle vit, dix étages plus bas, les voitures sur l'avenue, les gens qui se dépêchaient sur les trottoirs : tout un petit monde qu'elle était maintenant bien prête à laisser là où il était, et sans regrets !
Et elle se pencha encore un peu plus...

***

Brandon Jouvot était encore avec la secrétaire en minijupe de cuir rouge, quand un jeune homme entra comme une furie dans son bureau et s'écria :
– Brandon, la vieille Sophie s'est balancée dans le vide !
Brandon Jouvot blêmit, soutint pendant quelques secondes le regard soudain réprobateur de la secrétaire, et lâcha :
– Et merde, je pensais qu'elle allait finir quand même par démissionner, je ne voulais pas sa mort ! Tu me crois, n'est-ce pas ?
La secrétaire prit très vite un regard doux pour répondre :
– Mais bien sûr, Brandon, que je te crois.
Cela parut rassurer le PDG qui lança au jeune homme :
– Bon, il faut vite remettre les meubles en place. Allez, il n'y a pas un instant à perdre !
– OK, Brandon, fit le jeune homme, soucieux de satisfaire au mieux son PDG.
Il rassembla plusieurs autres employés qui semblaient être ses clones, et tous remirent en place, en vitesse et dans la bonne humeur, tout le mobilier qui avait été ôté du bureau de Sophie, y compris son siège.

***


Sophie était morte sur le coup. Il y eut une grande effervescence dans le quartier, mais aussi dans les locaux de la Société FEEL EXPORT. Et si Brandon Jouvot supporta la présence des pompiers et autres secouristes, il vit par contre arriver d'un autre oeil les policiers.
Il ne cacha d'ailleurs pas au commissaire qui accompagnait des hommes en tenue, qu'il s'étonnait de l'intervention de la police, compte tenu qu'il s'agissait d'un suicide ; qu'il n'y avait aucun doute là-dessus.
Le commissaire, un quinquagénaire aux traits fatigués et aux yeux lourds, portant une veste en tweed, se contenta de hocher la tête, et se rendit avec ses hommes dans le bureau de Sophie. Il y resta une bonne heure, ce qui intrigua beaucoup Brandon Jouvot. Et il fut franchement étonné lorsque le commissaire demanda à voir la femme de ménage. Brandon Jouvot ne s'était jamais vraiment soucié de cette personne bien trop âgée. Il savait qu'elle existait, et qu'il allait falloir s'en débarrasser incessamment sous peu ; mais ça n'avait jamais été plus loin.
Le commissaire passa toutefois très peu de temps avec elle dans la pièce où elle rangeait ses produits d'entretien, et se rendit dans différents bureaux.
Brandon commençait à sentir la pression, et il fut finalement soulagé quand vint son tour de recevoir le policier. Il allait enfin être fixé sur ses intentions.
Le commissaire posa des questions de routine sur le comportement de Sophie ces derniers temps. Brandon s'empressa de signaler que c'était une personne très dépressive qui avait d'ailleurs été deux mois en arrêt pour maladie.
Le commissaire l'écouta, l'air impassible, ce qui convint plutôt bien à Brandon. Aussi fut-il d'un coup contrarié quand le policier demanda :
– Vous n'avez pas fait déplacer les meubles du bureau de Mme Fache, récemment ?
Brandon faillit avaler sa salive de travers.
– Non, dit-il, en s'efforçant de se montrer convaincant.
Ceux qui avaient participé au déménagement, ainsi d'ailleurs qu'à la remise en place des meubles, étaient tout à fait dignes de confiance ; aussi se demandait-il pourquoi le commissaire lui avait posé cette question.
Mais le policier en resta là, et annonça qu'il allait partir. Brandon retint un sourire qui se serait de toute façon mué très vite en grimace, car le commissaire poursuivit par :
– Bon, je continuerai l'enquête demain.
Puis il prit congé.

***

Il tint parole, et le lendemain à 9 h précises, il était de nouveau dans les locaux de FEEL EXPORT.
Brandon avait passé en revue tout son personnel la veille pour s'assurer que personne n'avait commis d'impair. Il avait été très vite rassuré.
Aussi accueillit-il de nouveau le commissaire dans son bureau, en étant totalement serein.
Le commissaire s'installa en face du PDG, et commença :
– Pouvez-vous me dire, monsieur Jouvot, pourquoi la femme de ménage n'a pas pu entrer dans le bureau de Mme Fache pendant deux mois ?
Brandon tressaillit. La femme de ménage ! Il l'avait complètement oubliée celle-là, comme d'habitude. Qu'est-ce qu'elle avait bien pu raconter ?
Il répondit au commissaire :
– Eh bien, tout simplement parce que Sophie n'était pas là et que son bureau était resté fermé. La femme de ménage n'avait tout simplement qu'à demander la clé.
Le commissaire acquiesça, et Brandon se sentit tout bizarre d'avoir appelé sa victime par son prénom, en réussissant en plus à y mettre une certaine tendresse.
– Et pour le déménagement des meubles ? repartit le commissaire.
– Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, fit Brandon en s'efforçant de ne pas perdre contenance.
– Pourtant, ils ont très probablement été déménagés, insista le commissaire. Il faut dire qu'avant-hier soir, Mme Fache s'est plainte à une voisine d'avoir dû passer la journée assise par terre dans la poussière, parce qu'on lui avait confisqué son siège.
– Mais, tout cela est complètement absurde ! se défendit Brandon.
– Pas tant que ça, estima le commissaire. D'après ce que j'ai pu constater dans le bureau de Mme Fache, les meubles ont été déplacés. De là à penser qu'on les a peut-être carrément enlevés pour laisser le bureau complètement vide, et qu'on les a remis ensuite...
– Mais comment pouvez-vous affirmer que l'on a déplacé les meubles ? fit Brandon d'une voix oppressée.
Le commissaire eut un vague mouvement de la tête.
– Oh, quand on regarde par terre, on distingue très bien d'après les marques, où les meubles se trouvaient avant qu'on les bouge. Et j'incline donc à penser que l'on a franchement vidé le bureau.
– Mais pourquoi cela ?
– Pour donner une bonne impression de vide à Mme Fache ; pour lui suggérer ce qu'elle devait faire. Vous savez, monsieur Jouvot, il n'y a rien qui ressemble plus à un crime parfait qu'un suicide.
– Vous m'accusez ? s'indigna Brandon.
– Oui, monsieur Jouvot, répondit impassiblement le commissaire.
– Mais pourquoi aurais-je voulu la mort de Sophie ?
– Parce qu'elle ne se décidait pas à démissionner, comme l'avaient fait auparavant dix de ses collègues ; que son licenciement aurait occasionné des frais à votre société ; surtout si en plus, elle avait entrepris une procédure pour contester son éviction après plus de 30 ans de bons et loyaux services.
Brandon Jouvot pâlit.
– Voulez-vous savoir quelque chose à propos de votre femme de ménage ? reprit le commissaire.
– Oui, répondit le PDG d'une voix étranglée.
Le commissaire attendit un peu avant de poursuivre :
– Eh bien, figurez-vous que cette personne à qui vous n'avez jamais dû faire très attention, est très consciencieuse dans son travail. Si bien qu'elle a trouvé une boule de papier qui était arrivée, on ne sait dans quelle circonstance, sous votre bureau. Je pense que vous voyez de quoi il s'agit exactement.
Complètement décomposé, Brandon Jouvot hocha la tête.
Le commissaire se leva alors, et annonça :
– Vous passerez à mon bureau ce soir, à partir de 18 h. Nous allons discuter en détail de tout cela. Libérez-vous au maximum, car ça risque de prendre un certain temps. Au revoir, monsieur Jouvot, et à ce soir.
Le commissaire s'en alla, laissant le PDG pratiquement inerte.
Il sortit du bureau, et tandis qu'il approchait de l'ascenseur, il entendit une voix féminine, lancer d'un ton enjôleur :
"Brandon !"
La réponse fut cinglante :
"La ferme, avec Brandon ! Il n'y a plus de Brandon !"

Le commissaire eut l'air vaguement amusé ; puis il appuya sur le bouton d'appel de l'ascenseur, méthodiquement, en prenant tout son temps.


Patrick S. VAST - Novembre 2005

dimanche 29 juin 2008

Un drôle d'hôtel

« Hôtel » un film autrichien de Jessica Hausner sorti en 2004, avec Wolfgang Kissel, Birgit Minichmayr, Marlene Streeruwitz, constitue véritablement un thriller dans le sens le plus noble du terme. Point d’effets spéciaux saturants, que du suggéré, de la finesse. Je l’ai visionné deux fois à la file. C’est ce qui fait la différence entre un polar qui marque et le ressassé. Mais ce n’est malheureusement pas toujours (et même rarement) ce genre d’art qui remporte les palmes commerciales ou de la critique. Alors, efforçons-nous de réparer cette manifeste inconsidération.


Plus d'infos sur ce film

samedi 28 juin 2008

Dans la fièvre

La voix de Peggy Lee monte et syncope. C'est une urgence, une longue traque qui aurait lieu dans des ruelles sombres en des lieux interlopes, sous une lune d'argent. Fever ! La fièvre monte comme la tension dans tout bon thriller, tout bon polar de ports de l'angoisse multiples, où se profilent des privés en impers gris ou des filles perdues en cirés noirs.
Fever, la basse calque les émotions, tandis que les percussions rythment le pouls de la vie.
Fever ! elle monte, elle monte la tension, jusqu'à claquer comme les cordes slappées d'une basse qui va murmurer son dernier souffle.




vendredi 27 juin 2008

Une haine éternelle



1953

C’était un petit patelin de Géorgie ; du Sud profond ; celui qui arborait le Dixie flag, et vénérait encore et toujours Robert Lee, le général confédéré.
Et pour garder la tradition ségrégationniste, il y avait le KKK local, le Ku Klux Klan dirigé par Rob Wilson, le shérif, avec comme bras droit, Ted Williams. Ce dernier était un gars de 25 ans, camionneur de métier, mais qui ne pouvait garder un job très longtemps à cause des litres de Budweiser qu’il avalait chaque jour, et qui lui avaient valu plusieurs accidents sérieux. Mais il n’avait jamais eu vraiment d’ennuis grâce aux bons offices du shérif.
Ce Ted Williams en voulait tout particulièrement au Barrel club, et avait d’ailleurs menacé de le faire sauter plusieurs fois. Il faut dire que c’était un endroit fréquenté pratiquement que par les Noirs de la ville, et où se produisaient des artistes appartenant à cette communauté.
Il y avait pourtant un jeune Blanc qui s’y rendait régulièrement ; un dénommé Rudy Camps, qui n’avait même pas atteint ses 18 ans, mais que le portier de la boîte laissait entrer quand même, trop content de voir un blanc-bec qui s’était entiché du blues.
Mais en vérité, plus encore que de la musique dont il était, il est vrai, plutôt dingue, Rudy s’était surtout entiché de Wanda Clay, la chanteuse qui se produisait au Barrel depuis plusieurs semaines.
Il avait poussé l’audace jusqu’à aller lui déclarer sa flamme, ce qui avait bien fait rire Wanda, qui elle avait 22 ans, et se demandait ce qu’elle pourrait bien faire d’un jeune blanc-bec. D’autant que les parents de Rudy étaient des ségrégationnistes convaincus, et que Ted Williams voyait d’un très mauvais œil que le descendant d’un colonel sudiste, face du gringue à une chanteuse de blues noire.
Et ce samedi soir-là, tandis qu’il marchait vers le Barrel, Rudy tomba sur Ted qui était accompagné d’une dizaine de ses comparses dans leur tenue de fantôme de carnaval, l’uniforme du Klan, dans lequel il y avait peu, certains avaient pendu des Noirs sans défense aux branches d’un arbre.
Ted pria Rudy de dégager s’il tenait à sa peau. Comme ses sbires encagoulés et portant leur chasuble blanche tenaient fermement dans leurs mains des battes de bass-ball, Rudy préféra ne pas insister.
Mais il resta toutefois dans le coin, ce qui lui permit un petit quart d’heure plus tard, d’entendre une terrible explosion.
Il se dépêcha d’aller voir ce qui se passait, mais tomba très vite sur la bande de Ted Williams qui partait en courant. Il comprit tout de suite que l’amateur de Budweiser avait mis sa menace à exécution, et il se jeta sur lui en l’insultant.
Mais Ted qui était un colosse, se dégagea sans peine, et l’envoya rouler par terre, tout en ordonnant à sa bande de lui faire sa fête.
Alors, les coups de battes se mirent à pleuvoir sur Rudy, et ça ne s’arrêta que lorsqu’il cessa de se plaindre.
Ted qui avait le sourire, le perdit cependant assez vite, quand il put constater que Rudy baignait inerte dans une mare de sang, et qu’il était tout ce qu’il y a de plus mort.
Il leva les yeux, et vit tout près, un jeune Noir d’une dizaine d’années, qui avait suivi la scène, et restait maintenant complètement tétanisé. Ted qui avait fiché pratiquement tous les Noirs de la ville, reconnut Charly, le plus jeune frère de Wanda, la chanteuse de blues.
Il plongea la main sous son blouson, et sortit un colt. Le jeune Noir partit en courant, tandis que Ted tendait le bras pour le viser. Mais un bruit de sirène qui était à coup sûr celle de la police appelée à cause de l’explosion, lui fit renoncer à abattre le gosse.
Il estimait que lui et sa bande avaient fait assez de conneries pour ce soir, et qu’il valait mieux ne pas créer trop d’embarras à son copain le shérif.

****

Mais celui-ci s’en tira fort bien. Pour l’explosion du Barrel club qui avait fait cinq morts et une cinquantaine de blessés, dont le chanteur qui remplaçait Wanda ce soir-là, il mit cela sur le compte d’un conflit entre deux bandes rivales de malfrats noirs. Et pour Rudy, il dit que ce devait certainement être des extrémistes qui avaient voulu se venger en s’en prenant au descendant d’un brillant soldat de l’armée confédérée.
Pour les deux affaires, il n’alla pas jusqu’à arrêter des innocents, comme cela lui était déjà arrivé, mais il promit de s’activer pour dénicher les coupables.
Les parents de Rudy enterrèrent leur fils, et devinrent plus racistes que jamais, en prenant bien soin de saluer Ted Williams à chaque fois qu’ils le voyaient, compte tenu des paroles de réconfort qu’il avait eues pour eux lors de la cérémonie à l’église de la ville.
Et quant à Wanda, après que son petit frère lui eut tout raconté, elle avait éclaté en sanglots, en pensant avec tristesse à Rudy, qui aurait été capable de l’écouter chanter le blues pendant toute une nuit.
Puis elle avait serré son petit frère contre elle, consciente qu’ils étaient tous deux des miraculés de cette maudite soirée de haine.

****

1963

Ça tirait dur dans les rizières. L’Amérique avait envoyé ses Boys se battre contre le communisme qui, selon ses dirigeants, menaçait d’envahir la planète Terre.
Charly, le frère de Wanda, avait maintenant 20 ans. Il n’était pas là par conviction, mais comme beaucoup, par obligation.
Ces derniers temps, il s’était intéressé aux différents mouvements oeuvrant pour la communauté noire. Il avait écouté Martin Luther King, mais aussi Malcom X et Angela Davis et ses Black Panthers. Tout cela avait fait que le shérif l’avait compromis dans une embrouille à laquelle il était complètement étranger, pour le forcer à signer pour le Vietnam. Il avait essayé de fuir au Canada, mais la tentative avait échoué, et on lui avait donné à choisir entre les rizières et Alcatraz. Alors, il s’était résigné.
Cela faisait maintenant six mois qu’il pataugeait dans cette guerre qui n’était pas la sienne. Parmi ceux qui crapahutaient dans les marécages avec lui, il y en avait certains qui étaient au contraire bien convaincus. Charly les évitait, ne voulait même pas les voir. Il aurait sans doute dû agir autrement, cela lui aurait peut-être sauvé la vie.
En effet, un matin, tandis que ça canardait de tous les côtés, il fut fauché par une rafale de fusil-mitrailleur. L’homme qui avait tiré, avait le visage barbouillé de suie ; c’étaient les consignes de camouflage. Charly n’avait pas voulu se prêter à ce qu’il considérait comme une mascarade. Et c’est ainsi qu’il avait pu être reconnu par Ted Williams, qui lui était resté un parfait anonyme.
Quand ce dernier regarda le cadavre de Charly baignant dans l’eau au milieu de nénuphars, une effroyable expression de haine et de joie brilla dans son regard. Cela faisait dix ans qu’il attendait cet instant, depuis qu’il avait dû baisser son colt et ne pas tirer pour ne pas trop créer d’ennuis à son copain Rob Wilson.
C’était pourtant celui-ci qui l’avait obligé à s’engager dan l’armée, après que lui et ses acolytes eurent lynché toute une famille de Noirs habitant à l’écart de la ville, y compris le grand-père tétraplégique.
Le shérif avait expliqué au buveur de Budweiser, qu’avec Kennedy, les Noirs étaient de plus en plus protégés, et qu’il risquait bien cette fois-ci d’avoir quand même quelques ennuis.

***
Charly fut enterré avec les honneurs militaires, et le shérif qui avait pris place à côté du maire de la ville au cimetière, suivit la cérémonie avec un grand recueillement.
Wanda pleura beaucoup ce jour-là, mais après la bénédiction à l’église, elle avait préféré rentrer dans la maison de bois qui appartenait à sa famille depuis pratiquement un siècle, depuis qu’elle avait été donnée à son ancêtre tout juste affranchi.

****

1973

Le Barrel club avait été reconstruit depuis longtemps, et Wanda s’y produisait de temps en temps.
C’était le cas ce soir-là. La boîte était de plus en plus fréquentée par des Blancs, des vétérans du Vietnam pour la plupart. Aussi, le portier avait-il l’habitude de voir se pointer des quadragénaires chevelus et barbus, poussant les roues de leur fauteuil roulant.
Et quand Ted Williams arriva avec le sien, le portier accepta sans problème son billet de 1 $, et le laissa entrer.
Ted Williams avait sauté sur une mine vietcong peu de temps après avoir descendu Charly dans le dos. À croire qu’il existe peut-être une justice immanente. De se retrouver sans ses deux jambes l’avait terriblement déprimé, et ce n’étaient pas toutes les médailles qu’il avait reçues pour actes de bravoure qui lui avaient rendu son moral. Cela faisait donc 10 ans maintenant qu’il s’alcoolisait et se droguait à la cocaïne. Ce régime avait pour effet de ramollir son cerveau, et en plus, il lui arrivait de se retrouver avec un bras ou une main complètement paralysé.
Il y avait belle lurette qu’il avait envie de venir au club régler un ultime compte. Il n’avait plus rien à perdre maintenant, et n’attendait plus rien de la vie, mais plutôt de la mort.
À l’intérieur du club, il faisait un peu sombre, mais on y voyait suffisamment quand même.
Il s’approcha avec son chariot de la scène où Wanda, dans une robe de strass, chantait le blues en fermant les yeux.
Tranquillement, il plongea sa main droite à l’intérieur de son blouson, et en sortit un colt. Alors, il tendit le bras, et visa Wanda qui gardait les yeux fermés. Mais quand il voulut appuyer sur la détente, son index n’obéit pas, il était bloqué.
Il se mit à transpirer abondamment, jura à s’en damner, mais soudain, tout cessa pour lui. Un coup de feu retentit ; il tressauta, puis lâcha son colt, et demeura immobile dans son fauteuil.
Celui qui avait tiré, était un jeune Noir qui s’enfuit aussitôt. Il savait très bien qu’il venait d’empêcher le meurtre de Wanda, que c’était un cas de légitime défense. Mais avec un oncle qui avait été pendu à la fin des années 50 par des membres du Klan, et peu de temps avant, un ami qui avait fini sur la chaise électrique parce qu’il avait tué un Blanc qui voulait braquer sa boutique, il préférait ne pas essayer de plaider sa cause.

***

Wanda descendit de la scène, et se précipita sur Ted.
Alors, elle tressaillit, et commença à sangloter, en proie à une infinie tristesse.
Car bien plus que le fait que cet homme ait voulu la tuer, ce qui la troublait au plus profond de son être, c’était son regard. Bien que mort, il la regardait avec une horrible expression de haine. Oui, de l’enfer où Wanda pensait qu’il devait déjà se trouver, Ted Williams lui envoyait de la haine, une inextinguible haine, une haine éternelle.


Patrick S. VAST - Août 2007

jeudi 26 juin 2008

Fruits amers


Billie jazzait le blues ou bluesait le jazz, c’est comme on veut. Mais le feeling qu’elle dégageait était d’un flamboyant sombre comme un roman de Chester Himes qui nous amène dans une nébuleuse chaotique, un cri rauque et déchirant.


dimanche 22 juin 2008

Précarité


5 h - Petit matin froid. Suzy, une blonde menue, arrive avec sa vielle R5 et se gare devant la New Union Bank. À cette heure-là, il n’y a aucun problème pour dénicher une place. Ça ne sera pas la même chose d’ici deux heures.
Elle trouve devant l’entrée Franck, un grand costaud aux cheveux rasés, vêtu d’un blazer et parfaitement cravaté. C’est le vigile. Suzy et lui ont sympathisé depuis longtemps.
— Ça va ? lui demande-t-il, pas trop dur de se lever ce matin ?
Suzy soupire :
— Si, comme d’habitude.
Puis ils montent tous deux jusqu’au premier étage et s’octroient un petit café.
— Ah, les affaires vont mal, déclare Franck. Ma boîte a perdu un marché. Et je n’ai plus le poste de l’après-midi. Alors ils m’ont proposé de faire passer mes horaires de 30 h à 20 h. La galère. Vigile et tout ce qui y ressemble, ce sont vraiment des sales boulots. Toujours la précarité. Il y a de l’embauche, mais on ne gagne rien, ou presque.
— Pareil pour moi, fait Suzy. J’ai perdu un chantier, et j’ai deux mois de loyers en retard.
— Ah oui, la galère, la précarité, répète Franck.
Puis il finit son café, et souhaite une bonne journée à Suzy.
Celle-ci ne tarde pas non plus à vider son gobelet, et part pour deux heures de ménage dans les bureaux.
Ensuite, elle se rend dans une société d’assurances pour également vider les corbeilles à papiers et passer l’aspirateur sur les moquettes, ce qui l’amène dans le milieu de la matinée : le moment de partir chez une petite vieille qui l’emploie pour son ménage, et la paye quand elle a touché sa pension. Galère, précarité, comme dit Franck ; Suzy connaît bien.
Elle rentre chez elle en début d’après-midi : un petit studio dans un immeuble bourgeois. C’est la seule locataire de l’endroit qui ne compte que des propriétaires, et les siens sont une septuagénaire et son fils, un quadragénaire gras et chauve, affublé d’une bouche limaceuse et de yeux brillants.
S’il n’y avait eu que la septuagénaire, elle n’aurait pas obtenu le logement ; mais son fils est intervenu et a plaidé sa cause. Suzy le regrette bien aujourd’hui.
À peine est-elle entrée dans son studio, que l’on sonne à la porte. Suzy se doute que c’est justement le fils. Non seulement elle a perdu un chantier et une bonne part de rémunération, mais en plus elle a dû assurer la réparation de sa vieille R5. Ce qui fait qu’elle n’a pas payé le loyer du mois et celui du précédent.
Elle a envie de ne pas aller ouvrir. Mais à quoi bon, il ne lâchera pas ; jusqu’à ce qu’elle se décide.
Alors elle se résigne. Et une fois la porte ouverte, elle trouve sur le palier un individu rond, des pieds à la tête, avec des yeux brillants et une bouche humide.
Il affiche aussitôt un sourire jaune pour dire :
— Mademoiselle, je vous rappelle que vous n’avez pas payé le loyer de ce mois-ci…
— Ni celui du mois dernier ! le coupe Suzy. Je sais. Mais comme je vous l’ai déjà dit, j’ai eu des frais imprévus. Je vous règle le tout le mois prochain.
L’autre ne se départit pas de son sourire jaune.
— Mais mademoiselle, ça vous fera trois loyers à régler, vous savez bien que ça ne vous sera pas possible.
— Mais si ça me sera possible ! assure Suzy.
— Mais non, insiste l’autre. En tout cas, vous savez comment arranger cette affaire...
Suzy doit faire des efforts pour contenir toute la colère qui bout en elle.
— Ne comptez pas sur moi pour coucher avec vous ! lâche-t-elle avec hargne.
L’autre prend un air de petit garçon contrit pour dire :
— Mais vous savez bien que ce n’est pas ce que je vous demande.
Alors Suzy lui claque la porte au nez. Elle n’a plus rien à perdre de toute façon.
Elle ne sait pas trop en fait ce qu’il lui demande. Il a été très confus sur la question quand il a abordé le sujet il y a trois jours. Sans doute que c’est un pervers qui lui demanderait encore bien pire que de coucher avec lui.
Suzy va s’asseoir sur son lit, dans la chambre minuscule de son studio qui ne vaut certainement pas le loyer qu’on lui en demande. Elle a envie d’éclater en sanglots. À 23 ans, elle se retrouve dans la galère, après avoir été contrainte de se débrouiller toute seule. Elle désespère de s’en sortir ; de réussir à quitter ses petits boulots précaires, de ne plus être la proie d’un pervers qui vient lui réclamer des mois de loyers qu’elle ne peut pas payer.
En fin d’après-midi, elle part effectuer ses deux heures quotidiennes de garde d’enfant, payées « au noir », chez un couple pour qui il n’y a pas de petites économies. L’enfant qu’elle garde est exécrable, sa mère infecte, mais pour Suzy, ça fait un peu plus d’argent pour survivre.
Après cette épreuve, elle passe une soirée plutôt tranquille chez elle à bouquiner, et se couche vers 10 h.
À 4 h 30, le réveil sonne. Elle n’a pas trop de temps devant elle ; alors elle se prépare rapidement. Et alors qu’elle s’apprête à partir, elle aperçoit sur le parquet une feuille blanche que l’on a glissée sous la porte. Elle s’accroupit pour la prendre, et se relève en lisant ce qui a été marqué dessus d’une écriture appliquée, qui rappelle celle d’un écolier consciencieux :

N’oubliez pas les loyers à payer !

La propriétaire

Suzie chiffonne rageusement la feuille, la réduit en boule, et la jette violemment sur le parquet.
Quand elle retrouve Franck, le vigile, pour le café, celui-ci lui dit :
— Vous avez l’air contrariée ce matin.
Suzy soupire :
— Oui, c’est à cause de mes deux loyers de retard. J’ai de la pression de la part de la propriétaire.
Franck hoche la tête, puis dit :
— Il est de combien votre loyer ?
— Trois cents €uros, c’est de l’arnaque.
— Hum, fait Franck.
Il semble réfléchir, puis finalement lâche :
— Si vous voulez, je peux vous aider.
— Quoi ? fait Suzy.
Franck a l’air gêné par la réaction de la jeune femme, mais ajoute quand même :
— Ben, oui, si ça peut vous permettre d’avoir la paix. J’ai un peu de fric de côté, je peux vous passer six cents €uros. Dans la galère, faut s’entraider.
Suzy secoue nerveusement la tête.
— Non, je ne peux pas accepter. Cet argent, vous devez en avoir besoin !
Franck finit son café et hausse les épaules.
— Comme vous voulez, dit-il, c’était de bon cœur.
Puis il salue Suzy en lui souhaitant une bonne journée.
Celle-ci s’acquitte de son travail à la banque, puis à la compagnie d’assurances, et quand elle arrive chez la petite vieille retraitée, c’est pour apprendre une mauvaise nouvelle.
C’est sa fille qui la reçoit et l’informe que sa mère a été hospitalisée et qu’elle ne devrait pas être de retour avant un bon moment. Ce qui pour Suzy se traduit par : encore un peu moins d’argent à gagner. Il ne lui reste donc plus qu’à rentrer chez elle.
Sa propriétaire et son fils habitent l’étage en dessous du sien. En passant devant leur porte, elle ressent de l’angoisse et un grand désespoir.
En fin d’après-midi, elle trouve quand même l’énergie nécessaire pour aller assurer sa garde d’enfant « au noir », et après deux heures passées à supporter le gosse infernal, et les jérémiades de la mère quand elle réintègre son domicile, elle sort, et croit rêver en se faisant aborder par un grand gaillard en jean et en blouson que l’on pourrait prendre pour Franck.
Mais quand l’individu commence à parler, elle se rend vite compte qu’elle est en fait dans la réalité, et qu’il s’agit bien de Franck qu’elle avait eu du mal à reconnaître sans son blazer et sa cravate.
— Mais, qu’est-ce que vous faites ici ? demande-t-elle étonnée.
Le vigile a l’air embarrassé, emprunté même, mais finalement se lâche :
— Écoutez, ce matin j’ai bien compris que c’était vraiment la galère pour vous et que vous ne vouliez pas accepter mon argent par principe. Mais je ne fais que vous le prêter, vous me le rendrez dès que vous le pourrez.
Tout se bouscule alors dans la tête de Suzy : la petite vieille partie à l’hôpital, le fils de la propriétaire qui va venir sans cesse la harceler…
— Bon, d’accord, j’accepte, finit-elle par dire. Mai je vous rends l’argent dès que possible !
— C’est bien entendu, dit Franck.
Il sort une enveloppe kraft de la poche de son blouson et la tend à Suzy.
— Vous êtes certain que cet argent ne va pas vous manquer ? s’enquit-elle quand même en prenant l’enveloppe.
— Oui, ça va aller, assure Franck.
Suzy lui sourit, puis lui demande brusquement :
— Mais au fait, comment saviez-vous que vous alliez me trouver à cet endroit ?
Le vigile a de nouveau l’air embarrassé quand il répond :
— Vous m’avez parlé de votre job de garde d’enfant une fois qu’on prenait le café.
Cette réponse amuse Suzy, et lui révèle qu’une véritable relation d’amitié et de confiance s’est tissée entre elle et Franck au fil des jours et des quelques mots qu’ils échangent à la machine à café. Du coup, elle n’éprouve plus de scrupules à lui avoir emprunté de l’argent.
Franck lui souhaite alors une bonne soirée, et elle prend la direction de son logement.
Elle se sent regonflée à bloc quand elle sonne à la porte de la propriétaire, et s’amuse par avance de la tête de son fils quand il va réaliser qu’il n’aura plus pour un moment le moyen de l’ennuyer.
C’est justement lui qui ouvre la porte.
— Mademoiselle, que puis-je pour vous ? demande-t-il, les yeux plus brillants que jamais.
Suzy lui tend aussitôt l’enveloppe kraft qu’elle tient dans sa main.
— Tenez, voici les deux mois de loyers : 600 €uros, vous pouvez compter si vous le voulez, et me remettre ensuite les quittances.
Le fils de la propriétaire a tout d’abord un mouvement de recul, une certaine crispation apparaît sur son visage, mais très vite il se détend pour dire :
— Mais voyons, mademoiselle, si je vous prends cet argent, vous n’aurez plus rien pour vivre. Vous ne pourrez plus vous nourrir, ou mettre de l’essence dans votre voiture qui vous est indispensable pour vous rendre tôt à votre travail.
— Si je vous donne cet argent, c’est qu’il m’en reste assez, assure Suzy.
— Mais non, insiste l’autre, vous vous retrouverez complètement démunie. Écoutez, il est temps que vous compreniez où se trouve votre intérêt. Ma mère est d’une santé très fragile, lorsqu’elle va décéder je vais faire un très gros héritage ; vous n’aurez plus aucun problème d’avenir si vous êtes gentille avec moi.
— Quoi ! s’exclame Suzy, qu’est-ce que vous êtes en train de me dire ? Mais si j’allais raconter tout cela à votre mère ? Vous pensez qu’elle vous féliciterait ?
Tout d’abord, Suzy voit le fils de la propriétaire rougir, et afficher un air de gros cancre pris en faute, ce qui lui laisse penser qu’elle a fait mouche. Mais très vite il se ressaisit pour dire :
— Vous n’imaginez quand même pas que ma mère vous croirait ?
Et alors, Suzy est frappée par l’impressionnante expression de haine qui passe dans ses yeux tandis qu’il referme doucement la porte.
Il ne reste plus à Suzy qu’à monter chez elle avec l’enveloppe dans la main. Elle pense tout d’abord la mettre dans la boîte à lettres de la propriétaire, mais comme c’est justement son fils qui s’occupe du courrier, elle risquerait fort de la récupérer dans sa propre boîte. Alors elle se dit que le mieux est encore de la rendre demain matin à Franck.
Elle a du mal à dormir durant la nuit, tant elle est persuadée qu’elle va continuer à se faire harceler. C’est donc avec de grands cernes sous les yeux et pas du tout en forme qu’elle arrive à la banque à 5 h. Cela n’échappe pas à Franck qui lui dit aussitôt :
— Eh bien, ça ne va pas mieux ?
Suzy lui tend aussitôt l’enveloppe.
— Mais ! s’exclame Franck, je vous ai dit que…
Suzy soupire :
— Je sais bien ce que vous allez me dire, Franck, mais il ne s’agit pas du tout de cela. Le fils de la propriétaire n’a pas voulu prendre l’enveloppe. En fait, c’est lui qui s’occupe de tout, et ce qu’il veut, c’est obtenir de moi que… enfin, vous m’avez compris…
Franck hoche doucement la tête, puis dit :
— À mon avis, il faudrait donner une bonne leçon à ce type.
Suzy sursaute.
— C’est-à-dire ?
— Oh, rien de bien méchant, lui flanquer la frousse, tout simplement. Comment il s’y prend pour vous ennuyer ?
— Oh, des fois il sonne à la porte.
— Et est-ce qu’il essaie d’entrer chez vous ?
— Oh, il ne l’a pas encore fait, mais ça ne saurait tarder.
— Bon, eh bien, voilà comment on va procéder. On se retrouve devant chez vous et on rentre ensemble. Ensuite je me cache dans une pièce, et quand le type sonne, vous ouvrez et vous le faites entrer. Après, il va certainement essayer de vous ennuyer ; alors c’est là que j’interviendrai et que je lui flanquerai la frousse en lui disant de ne plus importuner ma copine. Ça vous va ?
Suzy se sent gênée, et hésite. Mais il faut bien que le harcèlement cesse.
— Bon, c’est d’accord, dit-elle. Mais il faudra quand même faire attention.
— Bien sûr, dit Franck, vous verrez, ça ne sera jamais qu’une bonne plaisanterie qu’on va lui jouer. Seulement, après, vous aurez la paix.
— Ça marche, dit Suzy. Vous n’aurez qu’à m’attendre à 10 h devant chez moi.
— D’accord.
Franck s’en va après avoir noté l’adresse de Suzy ; celle-ci accomplit ses heures de ménage à la banque, puis à la compagnie d’assurances, et retrouve le vigile à 10 h précises devant son immeuble. Elle le fait entrer, et tous deux montent l’escalier jusqu’au logement de la jeune femme.
Le vigile s’assoit dans un petit fauteuil dans la pièce qui sert de séjour, et c’est alors que Suzy a l’idée de mettre de la musique pour attirer l’attention du fils de la propriétaire.
Elle pose un CD sur la platine d’une micro chaîne placée sur un meuble, et moins de cinq minutes plus tard, on sonne à la porte.
Aussitôt Franck va se cacher dans la chambre, et Suzy coupe le son de la chaîne, puis se hâte d’ouvrir la porte.
Contre toute attente, elle voit surgir une vieille femme au chignon couleur de neige, levant sa canne sur elle. Elle commence à reculer, et se retrouve ainsi au milieu de la pièce, avec la vieille la menaçant toujours de sa canne et s’écriant :
— Espèce de traînée, tu as fait des propositions malhonnêtes à mon fils ! Il m’a tout raconté ! Tu as essayé de l’embobiner pour m’assassiner !
Tout d’abord tétanisée de surprise, Suzy se reprend et réplique :
— Mais ça ne va pas ! C’est lui qui m’a fait des propositions malhonnêtes ! Votre fils est un pervers, un immonde vicieux !
— Tais-toi donc traînée, putain ! s’exclame la vieille femme.
Recevant un premier coup de canne, Suzy crie :
— Mais arrêtez, vous êtes folle !
Un second coup plus violent que le premier la fait encore crier, et c’est alors que Franck sort de sa cachette.
Tout se passe ensuite très vite. Il saisit le poignet de la vieille enragée qui lâche sa canne en hurlant, puis sort précipitamment de la pièce. On entend alors un grand bruit accompagné d’un hurlement plus fort que le premier, puis un long gémissement, et enfin, c’est le silence total.
Suzy et Franck sortent à leur tour de la pièce, puis s’approchent de l’escalier, et instinctivement se blottissent l’un contre l’autre, en découvrant sur le palier du dessous, la vielle femme étendue, inerte, après avoir de toute évidence fait une chute mortelle.
Le temps semble soudain suspendu. Mais très vite, il reprend son cours, et apparaissent alors sur le palier, un homme grand et maigre vêtu d’une robe de chambre de soie, puis une femme d’un certain âge en tailleur, et en dernier, le fils de la propriétaire dans un costume de prix, les yeux extrêmement brillants qui se met à crier :
— Ils ont assassiné maman ! Elle venait chercher les loyers qu’on lui devait. Mais elle a été poussée dans l’escalier par cette femme et son complice. Il faut appeler la police !
Toujours blottis l’un contre l’autre, Suzy et Franck regardent l’individu qui les accusent, pointant son index vers eux. Mais ils semblent indifférents, résignés. Persuadés qu’ils n’auront décidément droit qu’à la précarité : précarité du travail, de la vie, de l’existence, du destin, ils restent imperturbables, détachés ; même quand une sirène commence à retentir dans la rue, puis à monter jusqu’au palier où ils se tiennent, comme soudés l’un à l’autre, face à l’incommensurable adversité.

Patrick S. VAST - 1er mai 2008

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Je voulais créer un nouveau blog qui représente mon côté, ou même mon versent polar. Nourri à James Hadley Chase, William Irish, Fredric Brown, j'en passe et encore, je voulais mettre en relief le Vast in Black, polareux, blueseux et jazzeux.
Alors, ce sont les premiers pas, et pour les illustrer, rien de mieux que ceux de Zen parti peut-être vers les lointaines étoiles il y a 4 ans. Zen, un chat Black and White, pour un Vast in Black !