jeudi 31 juillet 2008

Danseurs de be-bop

Midnight Express

« Midnight Express » d’Alan Parker sorti en 1978, commence comme un thriller et continue en une descente aux enfers. Les geôles turques dans les années 70, et le broyage d’un Américain qui a eu la fâcheuse idée de vouloir ramener quelques barettes de hasch au pays. Film de l’ultime qui passe au scalpel le sadisme des âmes les plus noires. Film sans concessions, summum de l’angoisse quand l’être humain n’est plus qu’une marchandise, qu’une monnaie d’échange sur l’échiquier diplomatique que la raison bien gardée perd en chemin.
Et pour couronner le tout, ce film est basé sur une histoire vraie, ce qui le rend encore plus effroyablement insoutenable et indispensable.

mercredi 30 juillet 2008

Blue Velvet

« Blue Velvet » de David Lynch est sorti en 1986. Une petite ville américaine, apparemment sans histoire avec ses coquelicots, sa petite vie tranquille, bien peinarde.
Stephen King nous a habitué à cela. Et soudain quelque chose se passe ; le petit patelin est la proie de phénomènes étranges avec King. C’est un peu le même processus dans ce film, à part que, polar oblige, les phénomène sont tout ce qu’il y a de plus rationnels dans leur folie de débauche, de perversité. Les personnages contrastent. Il y en de très attachants, et certains très répugnants. Mais l’on finit par s’y perdre, à devenir soupçonneux, on perd le fil de l’équilibre. Film difficile, dur, éprouvant, mais sans aucun doute nécessaire et utile, « Blue Velvet » est dérangeant jusqu’à ses trames musicales. Une histoire que l’on n’oublie pas, un film qui demeure comme une douce chanson jazz au timbre rauque, à l’émotion désarticulée, pour rythmer nonchalamment un thriller époustouflant.

mardi 29 juillet 2008

La caravane passe

« Caravan » de Duke Ellington, c’était le morceau préféré de mon père. Dans les années 60, il le cherchait désespérément sur tous les juke-box qu’il pouvait rencontrer. Évidemment ces derniers étaient plus préoccupés par les dernières scies à la mode.
Alors écoutons-le ce morceau, ce jazz exotique et orientaliste, ce tempo chaloupé et toutes les images d’évasion qu’il véhicule. Jazz du départ, inventif, constructif, avant-gardiste aussi sans doute.

dimanche 27 juillet 2008

La mariée était en noir

François Truffaut avait beaucoup d’admiration pour William Irish, l’homme sombre du polar anglo-saxon. Il ne pouvait que bien adapter à l’écran son roman « La mariée était en noir » en 1968. C’est l’histoire d’une vengeance, implacable ; un roman noir pour un film et une mariée qui le sont tout autant. En tout cas un grand classique du cinéma des sixties avec une étonnante distribution.

samedi 26 juillet 2008

Diva in Black

Ma Rainey, diva in Black, diva du blues qui nous emmène au voyage de la note improbable, du bleu à l’âme, du crescendo de l’émotion dans le dédale de nos fugues au fin fond des nuits de vapeurs et de spleen.

vendredi 25 juillet 2008

Thérèse Raquin

« Thérèse Raquin », d’après Zola, que Marcel Carné a transformé en polar, en film noir en 1953. L’atmosphère étouffante d’une mercerie du vieux Lyon, et le drame. Un homme jeté d’un train, une ambiance glauque, noire. Simone Signoret, Raf Vallone, des amants devenus maudits ; Jacques Duby, le cousin-mari dans son introspection angoissante de confort suranné et obséquieux. Et Sylvie, actrice d’une époque bénie murée jusqu’à la fin dans un silence accusateur. Et comme un messager d’une justice qui serait résolument immanente, le maître chanteur qui meurt à la fin, signant la défaite des amants maudits, des amants tout court, de ceux qui ont transgressé une loi qui leur a échappé, en étant soumis à celle du destin.
Un grand film ; pire, un chef d’œuvre !

mercredi 23 juillet 2008

Georges J. Arnaud

On présente souvent Georges J. Arnaud comme l’héritier des grands feuilletonistes du XIXème siècle. Son œuvre est considérable, dans le domaine du polar, du fantastique, de la science-fiction.
Georges J. Arnaud, c’est le polar de proximité, du quotidien. Tout est prétexte à histoire pour notre plus grand plaisir. Qui aurait pu penser à raconter l’histoire d’une fille qui cache la mort de sa mère pour continuer à percevoir sa pension de retraite ? Arnaud bien sûr. Le départ est banal, et à l’arrivée on trouve un grand roman plein de rebondissements. Le roman en question, c’est « La recluse » : du grand art en matière de suspense. Un polar que l’on ne lâche pas, qui ne peut pas tomber des mains.
Les titres de Georges J. Arnaud se comptent par centaine. « Noël au chaud », « Le coucou », « Tel un fantôme »… Tout devient suspect avec Arnaud : les entreprises de gardiennage, de nettoyage, tout cela tisse un univers polar avec des personnage plus que crédibles, puisque étant ceux que l’on croire tous les jours dans la rue.
Fleuve Noir a eu la bonne idée de rééditer bon nombre de ses romans au début des années 90. Mais on peut les trouver maintenant dans des compils ou en rôdant chez les bouquinistes, etc…
Alors bonne lecture avec M. Arnaud qui a atteint ses 80 ans au début du mois, et a encore sans aucun doute de bonnes histoires à raconter en réserve.

mardi 22 juillet 2008

Hoochie Coochie Man

C’est le chant du griot, la symbolique du chaman, « The Hoochie Coochie Man » dont l’ombre plane sur nos nuits de pleine lune. Muddy Waters, l’enfant du Delta, le bluesman de l’invisible, plante son décor ésotérique, pour nous ravir en une étrange saveur.

lundi 21 juillet 2008

Maigret et l'affaire Saint Fiacre

« L’affaire Saint Fiacre », un film que j’ai vu en salle à sa sortie. Un souvenir d’enfance très marquant.
L’affaire Saint Fiacre, c’est Simenon dans tout son art, dans sa description de la province, de la France profonde. Belle brochette de personnages, menés par un Jean Gabin en verve. Un excellent film de Jean Delannoy qui nous a quittés récemment. Un centenaire qui nous a fait bien des cadeaux dont cette « Affaire Saint Fiacre » en 1959. La scène qui va suivre est absolument du domaine de l’anthologie : un grand Maigret, un grand Simenon, un grand Delannoy, un grand Gabin.

dimanche 20 juillet 2008

Le veuf


Edmond Galtier, un quinquagénaire bedonnant, aux cheveux clairsemés et à la fine moustache s'insinuant entre un nez tombant et une bouche amère, tient dans ses mains une plaque mortuaire en marbre gris, où sont gravés ces mots en lettres dorées :

À
La regrettée Madame Eugénie Galtier
La Direction et le Personnel de la Société BUZAC

C'est M. Buzac fils en personne qui lui a remis la plaque ce matin même. Il s'est bien sûr excusé de ne pas avoir pu la faire envoyer pour le jour des obsèques ; mais comme le lui a rappelé Edmond : tout a été si rapide ! Et en plus, alors qu'Eugénie était en visite chez des cousins, dans un village situé à quatre-vingts kilomètres de chez eux. Au départ, ça ne devait être qu'un voyage de deux jours ; mais Eugénie y est restée pour l'éternité, puisque le caveau que s'est fait construire le couple Galtier il y a déjà dix ans, se trouve là-bas.
Edmond soupire ; il vient de passer officiellement sa première journée de veuf. Drôle de statut que celui-là. Pas facile à assumer. On vous adresse des condoléances, des regards apitoyés, et surtout, on vous pose des questions. Ah, les questions ! Ç’a été le plus dur pour Edmond. Ç’a commencé avec M. Buzac fils qui s'est étonné d'une mort aussi soudaine. Ç’a continué avec les collègues de travail qui ne savaient pas Eugénie prise du coeur. Ça s'est poursuivi avec la patronne et la serveuse du petit restaurant où Edmond déjeune tous les midis de la semaine, qui se sont inquiétées de son absence pendant trois jours. Ça s'est encore poursuivi après qu'il leur a signalé que sa femme était décédée brusquement d'une crise cardiaque, vu qu'il n'avait jamais parlé de sa mauvaise santé. Et ça s'est terminé, il y a environ un quart d'heure, avec Mme Deluze, la voisine de palier qu'il a croisée en rentrant. Elle et son mari sont deux cafards qu'Edmond déteste depuis vingt ans qu'ils sont malheureusement ses voisins. Il sait qu'ils cancanent sans cesse sur lui, comme d'ailleurs sur tous les autres occupants de leur immeuble. C'est leur distraction favorite après la télé : dire du mal d'autrui. Alors évidemment, Edmond a eu droit à un interrogatoire en règle. Mme Deluze a étalé autant qu'elle a pu son étonnement, pour ne pas dire son scepticisme. Non, bien sûr, elle n'avait jamais trouvé Eugénie en mauvaise forme. Non, évidemment, elle n'avait rien d'une cardiaque. Au contraire, elle paraissait toujours alerte ; surtout pour grimper les trois étages de leur immeuble sans ascenseur. Oui, vraiment, sa mort, en plus si soudaine, était très surprenante.
Edmond a dû se contenter de hocher la tête, de hausser subrepticement les épaules. Il n'y a rien d'autre à faire avec Mme Deluze qui, de toute façon, en ce moment, avec son mari, doit s'être lancée dans un tas de suppositions, imaginant les choses les plus scabreuses.
Pour Edmond, les Deluze représentent un réel danger. S'il se trouve en difficulté, ça ne pourra être qu'à cause d'eux ; il le sait depuis le début. S'il leur vient l'idée de contacter la police, c'en est fait de lui.
Mais bon, il décide de ne pas se tracasser pour rien. Après tout, il n'a rien commis de si répréhensible.

À
La regrettée Madame Eugénie Galtier
La Direction et le Personnel de la Socité BUZAC

Edmond tient toujours la plaque dans ses mains, assis dans sa cuisine. Il ne sait que faire de cette plaque qui l'encombre. Ce matin, il l'a tout de suite rangée dans sa serviette, et après ça, il a été tranquille pour le reste de la journée. Mais au soir, il a repris sa serviette comme il le fait quotidiennement. Et il a dû la porter cette plaque, prendre l'autobus et rentrer avec. Une fois chez lui, il l'a sortie de sa serviette ; et maintenant il faut qu'il trouve une solution ; il faut qu'il la mette quelque part. Bien évidemment, pas sur le caveau, là-bas, dans le village des cousins d'Eugénie. Il jette un coup d'oeil au frigo. Non, pas là non plus ; ça tiendrait trop de place, et puis ça ne serait pas convenable. Mais il ne va pas s'embarrasser de convenances trop longtemps, puisqu'il décide finalement d'aller la mettre dans une pièce servant de garde- manger, entre une réserve de paquets de pâtes et de boîtes de petits pois.
Voilà, il est satisfait. En plus il a pris au passage une boîte de petits pois qu'il va faire chauffer au bain-marie, et qui accompagnera un morceau de saucisse acheté à l'épicerie au bas de l'immeuble.
***
Edmond a pris son repas du soir en solitaire : un repas de veuf. Puis il a regardé la télévision seul, comme un veuf.
Maintenant, il va se coucher. Dans le lit, la place d'Eugénie est vide, définitivement vide. Alors, il va se coucher seul, comme tous les veufs.
Il prend son oreiller, le soulève, le tapote un peu, et le laisse retomber sans savoir ce que lui réserve l'avenir.

***

Trois jours se sont écoulés : trois jours de veuvage supplémentaires. On ne lui pose plus de questions désormais ; c'est déjà ça. Il n'a plus droit qu'aux regards apitoyés : c'est déjà trop. Mais enfin, il faut laisser agir le temps.
Hier soir, il a eu chaud quand on a sonné à la porte. Il a bien cru que ça y était, que les Deluze avaient encore fait des leurs.
Il a ouvert en tremblant un peu, s'attendant à voir surgir la police ; mais non, ce n'était qu'une jeune femme brune d'environ vingt-cinq ans, vêtue d'un ciré noir comme celui de Michèle Morgan dans Quai des Brumes.
Fortement rassuré, Edmond l'a fait entrer afin que les Deluze, ces cafards ! n'entendent pas leur conversation.
La jeune femme qui s'est annoncée comme se prénommant Marinette, a déclaré qu'elle était une amie d'Eugénie avec qui elle avait l'habitude d'aller à la bibliothèque municipale.
Edmond savait que sa femme fréquentait cet endroit. Elle y allait quand elle s'ennuyait, disait-elle. Cela l'agaçait un peu, lui qui est toujours incapable de comprendre comment Eugénie arrivait à s'ennuyer. Mais enfin, il a toujours préféré ne pas polémiquer sur un sujet qui le dépasse.
Bon, la jeune femme est venue parce qu'Eugénie ne l'avait pas rejointe à la bibliothèque la veille, comme cela était convenu. Elle voulait s'assurer qu'elle n'était pas souffrante.
Edmond lui a répondu que c'était bien pire que cela ; qu'Eugénie était morte subitement. Alors, la jeune femme a pâli, et n'a cessé de répéter qu'elle ne pouvait y croire, le contrariant de ce fait fortement.
Puis elle est partie, en disant encore que c'était impossible, qu'Eugénie ne pouvait être décédée.

Avec tous les gens qui croient peu ou prou au décès d'Eugénie, Edmond a du souci à se faire si d'aventure, par la suite...
Mais peu importe, il en restera toujours à ce qu'il a décidé : Eugénie est morte subitement d'une crise cardiaque alors qu'elle était en visite chez ses cousins à quatre-vingts kilomètres de chez eux. Et il ne renoncera plus, quoi qu'il arrive, à son statut de veuf. Il est veuf, et le restera, un point c'est tout.
Heureusement que les Deluze devaient être encore devant leur télé quand la jeune femme a sonné à la porte. Car s'ils s'étaient aperçus de quelque chose, ou pire s'ils avaient observé ce qui se passait sur le palier grâce au judas qu'ils se sont fait installer il y a longtemps, leurs supputations seraient allées bon train. Ils auraient supposé qu'Edmond avait une jeune maîtresse, et qu'il avait assassiné sa femme pour être libre. Alors, il pourrait vraiment s'attendre au pire.
Au fait, en parlant du pire, il lui vient soudain à l'esprit que par bonheur, les Deluze n'ont pas d'automobile. Sinon, ils finiraient par se rendre au cimetière du village des cousins d'Eugénie. Et une fois devant le caveau dont il a choisi la couleur du marbre...
Bon, il ne faut pas penser à cela. D'ailleurs, Edmond a croisé Mme Deluze dans l'escalier tout à l'heure, et elle ne lui a posé aucune question ayant trait à la disparition brutale d'Eugénie. Elle a seulement annoncé que son mari souffrait de la grippe et qu'il ne devait pas sortir pendant au moins quinze jours.
C'est après cette rencontre avec Mme Deluze, la bavarde, qu'Edmond a pu en déduire que le temps des questions semblait bien terminé.
Il n'a donc aucun souci à se faire.

Maintenant, il va préparer son repas du soir qu'il prendra seul, comme un veuf. Il repense à la plaque mortuaire. Il n'a pas envie de la laisser éternellement avec les pâtes et les petits pois. Il voudrait qu'elle quitte la maison, cette plaque. Il pense qu'il pourrait la laisser sur la banquette de l'autobus qu'il prend chaque matin et chaque soir. Ainsi, elle partirait au hasard. Peut-être que quelqu'un la récupérerait ; ou plus vraisemblablement, elle finirait au bureau des objets trouvés de la compagnie d'autobus. En tout cas, il en serait définitivement débarrassé. Mais il songe soudain avec effroi, que dessus est inscrit Eugénie Galtier, ainsi que Société BUZAC ; il faut vraiment trouver autre chose.

Ça y est, il a pris son repas du soir, seul, comme un veuf. Maintenant, il va se rendre dans le séjour, pour regarder la télé, seul, comme tous les veufs.
Mais que la vie est compliquée désormais ! Voilà que l'on sonne à la porte. Edmond a bien envie de ne pas aller répondre ; de laisser sonner ; de faire comme s'il n'était pas chez lui. Oui, mais un vrai veuf se doit d'être chez lui passées 20 h. Puis, si c'est la police, il vaut mieux quand même aller ouvrir.
Alors, il se décide et y va.
Il ouvre la porte, et sur le palier éclairé, se tient une femme d'une cinquantaine d'années, aux cheveux gris, et à l'imper également gris lui arrivant aux chevilles : une femme toute grise, en quelque sorte. Elle porte une petite valise en carton marron ; la valise qu'emmène toujours Eugénie lorsqu'elle se rend chez ses cousins.
– Je peux entrer ? demande la femme grise.
Le visage impassible, ne laissant rien échapper de ce qu'il pense à cet instant, Edmond hoche la tête, puis finit par répondre " oui " du bout des lèvres.
La femme entre, pose sa valise.
Edmond referme la porte, et la femme lui demande :
– Tu m'en veux ?
Edmond ne sait pas trop, mais il choisit de répondre " non ".
La femme grise a l'air rassuré.
– Tu sais, j'ai perdu la tête, déclare-t-elle. Je ne comprends pas ce qui m'a pris. Je n'étais en fait pas bien loin d'ici. J'étais à l'hôtel qu'il y a sur le boulevard, juste au-dessus.
La femme parle de cela d'une façon badine, détachée ; elle sourit presque.
– Tu as faim ? lui demande Edmond.
Cette question semble la soulager, lui ôter un énorme poids.
– Non, dit-elle en souriant maintenant franchement.
– Ah bon, reprend Edmond, parce que moi j'ai fini mon repas.
La femme grise passe coquettement la main dans ses cheveux.
Mais Edmond ne la voit pas ; il semble admirer le lino de l'entrée.
– Bon, je vais regarder la télé, finit-il par dire.
La femme grise paraît heureuse.
– Je vais te laisser regarder la télé, dit-elle. Je vais aller me coucher.
– Alors, bonne nuit, dit Edmond en se rendant dans le séjour.
Bientôt, tandis que défile sur l'écran du téléviseur un film qui ne l'intéresse pas, il entend couler les robinets du lavabo de la salle de bains.
Il repense aussitôt à il y a huit jours, lorsqu'il est rentré après sa journée de travail.
La porte de l'appartement n'était pas fermée à clé, alors qu'Eugénie n'était pas là. Il a tout de suite compris pourquoi : sur la table de la cuisine, il y avait une lettre.
Il s'en est débarrassé depuis le temps ; mais il se souvient encore parfaitement de ce qu'elle racontait. Eugénie lui annonçait qu'elle était partie ; qu'elle s'ennuyait trop ; qu'il fallait lui pardonner ; mais qu'elle avait besoin de vivre autre chose.
Edmond ne comprenait rien à l'affaire, tout comme il n'a jamais pu comprendre qu'Eugénie s'ennuyait. Selon les principes de ses parents, de braves employés qui lui ont montré le chemin, il s'est arrangé pour avoir une vie exemplaire ; un emploi sûr, dans une société sûre ; une bonne situation pour un salaire correct les mettant, Eugénie et lui, à l'abri du besoin et des tracasseries de toutes sortes ; un appartement dont ils sont propriétaires pour éviter des déménagements toujours source d'ennuis.
Edmond a bien notion de ce que sont les ennuis, puisqu'il n'a eu de cesse de s'efforcer de les éviter. Par contre, l'ennui : il ne connaît pas, ça n'existe pas.
Eugénie était devenue pour lui pire qu'une étrangère ; elle était sortie de sa vie ; elle était morte.
C'est ce qu'il a conclu au petit matin, après une nuit blanche. Il a attendu qu'il soit 7 h, et l'arrivée de M. Buzac fils à la société. Puis il a appelé. Il a eu directement M. Buzac, et lui a annoncé qu'il ne pouvait pas venir travailler car sa femme était morte subitement. M. Buzac lui a forcément demandé de quoi elle était morte ; et il a répondu spontanément d'une crise cardiaque ; ce qui à son sens semblait le plus soudain. Puis il a indiqué à M. Buzac qu'il aurait besoin de trois jours, car le décès avait eu lieu à quatre-vingts kilomètres de chez eux, dans le village des cousins de sa femme, où allaient d'ailleurs se dérouler les obsèques. Cela lui permettait d'éviter la présence de M. Buzac ou même de membres du personnel de la société, d'autant que la cérémonie était censée être prévue pour le lendemain. Après ça, Edmond a fait sa valise, a quitté son appartement en se félicitant de l'heure matinale lui évitant de rencontrer les Deluze, et s'est réfugié dans un hôtel, dans une avenue parallèle au boulevard où s'est cachée Eugénie jusqu'à ce soir. Pour un peu, ils se seraient retrouvés dans le même établissement. Quelle ironie du destin cela aurait été !
Puis, après trois jours, Edmond a regagné son appartement, tard dans la soirée, afin d'éviter encore les Deluze qui étaient forcément devant leur télé.
Le lendemain, a commencé pour lui son existence officielle de veuf : au grand jour, dans son environnement habituel.
– Bonsoir, Edmond.
Celui-ci sursaute en voyant Eugénie, la femme grise, qui est devant lui en chemise de nuit.
– Bonsoir, répond-il.
– Tu es sûr que tu ne m'en veux pas ? s'enquit encore la femme grise.
– Sûr, répond Edmond, le visage et le ton impassibles.
La femme grise se retire ; et Edmond se met à réfléchir.
Il est veuf, un point c'est tout. Comment faire autrement maintenant ? Tout le monde le sait. C'est impossible de revenir en arrière ; peu importe les conséquences.
Il attend un petit quart d'heure dans son fauteuil, puis se lève et marche jusqu'à la chambre.
Eugénie dort profondément. La lumière du séjour qui parvient jusque-là, permet de voir qu'elle est sur le dos, et qu'elle a la bouche légèrement ouverte.
Alors, Edmond prend son oreiller ; le soulève ; le tapote un peu ; et le plaque avec force sur le visage d'Eugénie.

Moins de trois minutes plus tard, Edmond est toujours veuf.


Patrick S. VAST - Novembre 2005


samedi 19 juillet 2008

Gainspolar

« 12 belles dans la peau », musique jazz pour texte polar, chanson noire par excellence, comme une série de même couleur. Les belles feront aussi mal que le balles dans un thriller sur fond de piano swing, bordé par la langue verte, et du noir et gris sur fond de blanche aurore désabusée. C’était bien avant Gainsbar, c’était Gainspolar qui s’ignorait, comme une rencontre entre Vian et Duhamel, Michel Legrand et Ellington.

vendredi 18 juillet 2008

L'homme à l'imperméable

L’imper évoque tout de suite le privé, le polar par excellence. Or là il s’agit d’un film noir de 1957 avec Fernandel. Eh oui, le comique peut beaucoup, même être dramatique, même être noir et polar. Quand j’avais vu ce film la première fois, je l’avais trouvé épatant. Puis j’ai appris qu’il était en fait adapté de « Tiger by the tail » de Maître James Hadley Chase. Il n’y a pas de secret, et le tout passé derrière la caméra de Julien Duvivier nous donne quelque chose de jubilatoire, assaisonné à l’humour noir, avec dans le rôle d’un maître chanteur, un Bernard Blier visqueux à souhait, un rôle mené haut la main. Un vrai plaisir de polar à la française et à la substantifique moelle anglo-saxonne.

mercredi 16 juillet 2008

Le loup hurlant

Howlin’ Wolf, Blues Shouter devant l’éternel, nous emmène dans ses envolées de 12 mesures. Loup hurlant dans le spleen et le blues, il nous annonce la venue d’une aube lourde des émotions d’une nuit mourante.

lundi 14 juillet 2008

Les diaboliques

Tout d’abord il y eut « Celle qui n’était plus », un roman du tandem Boileau-Narcejac, dans lequel il se permettait des effets de style des plus recherchés pour tisser l’ambiance adéquate. Puis le maître H.G Clouzot, au détour sans doute d’un « corbeau » s’en accapara pour nous livrer un film à faire frissonner jusqu’au fond des salles obscures.

Polar de l’excellence, cette histoire servie par Paul Meurisse, monocle tantôt noir, tantôt riant jaune, Véra Clouzot ou Simone Signoret, nous laisse même entrevoir au détour d’une photo de classe, le jeune twistin’ Johnny qui n’était pas encore le Halliday que l’on sait.
« Les diaboliques « ou les méandres noires de l’âme humaine, quand elle s'incarne en horrible complexité.



dimanche 13 juillet 2008

Mr Bass Man

La basse c'est la vibration du coeur, de la vie ; le souffle et ses aspérités, et quand c'est Mr Charles Mingus qui nous en livre toute l'âme profonde, alors on vibre avec Mr Bass Man, on communie tout simplement avec l'urgence et l'haletant, pour se recueillir ensuite dans un soupir, comme au sortir d'un thriller.

samedi 12 juillet 2008

Duo

— Si vous ne pouvez plus me supporter, il faut faire quelque chose !
Le Dr Lesigne regarda avec effarement Solange, sa secrétaire depuis trente ans, et dit :
— Mais voyons, tout va bien.
Solange soupira :
— Mais non, tout ne pas bien, et vous le savez ; si vous en avez assez de mes services, eh bien, licenciez-moi !
Le praticien haussa les épaules.
— Écoutez, si vous en avez marre de travailler pour moi, c’est très simple, il vous suffit de démissionner.
Solange demeura anéantie, en regardant le dos du Dr Lesigne s’éloigner de sa vue, le blanc de sa blouse prendre de plus en plus de distance.
Trente ans de tête à tête avec ce chirurgien-dentiste, voilà ce qu’avait vécu jusqu’à ce jour Solange. Trente ans de collaboration. Au début, elle s’occupait uniquement du secrétariat, de la paperasse administrative. Puis à cela s’était ajouté l’accueil de la clientèle, et très vite, elle avait été autorisée à entrer dans la sacro-sainte salle de soins. Elle était devenue l’assistante à part entière du praticien. Pendant longtemps, leur tête à tête avait eu lieu à visage découvert, sans masque ; puis, mesures de précaution, mesures d’hygiène obligent, il avait eu lieu avec un masque en tissu dissimulant la moitié de leur visage. Mais ce tête à tête avait toutefois continué à se faire dans l’intimité des bouches grandes ouvertes, des moyennes ou petites caries, des plombages sautés, des couronnes délabrées, des bridges endommagés, des pivots branlants. Trente ans passés dans les odeurs d’anesthésiques et d’antiseptiques. Ils avaient formé tous deux un véritable duo, un couple professionnel, un couple de la douleur et du soulagement, des sensibilités au chaud ou au froid, des abcès ou des gingivites, des dents qui se déchaussent, ou dont les racines sont tenaces en cas d’extraction. Tout cela forge une relation : platonique dans l’absolu, mais passionnelle dans l’art de la dentisterie, et dans le quotidien.
Quand Solange avait été embauchée par le Dr Lesigne, elle avait 23 ans et lui 33. Il était séduisant, elle était attirante, mais ils n’avaient jamais franchi la frontière naturelle que constituait le fauteuil sur lequel prenaient souvent place des patients angoissés par ce qui les attendait. Elle était mariée, lui aussi ; elle n’avait pas eu d’enfants, il ne lui avait jamais parlé des siens. Tout était simple, sain entre eux, cordial même, jusqu’au début de l’année dernière.
Le Dr Lesigne était devenu soudain irritable, et s’était permis des remarques de plus en plus désobligeantes. Solange n’avait pas compris, s’était interrogée. Que pouvait-il bien s’être passé ? Trois ans plus tôt, lorsque l’épouse du praticien était décédée dans un accident de voiture, il était resté d’humeur égale. Il souffrait, c’était visible, mais il ne s’en était jamais pris à Solange.
Alors pourquoi ce changement depuis un an ? Et surtout, pourquoi cette aggravation depuis un mois ?
Était-ce l’usure du temps ? Ce couple professionnel subissait-il les effets dévastateurs des chapelets d’années qui défilent ?
Solange voulait mettre un terme à cette situation. Mais comme l’avait déjà signifié plusieurs fois le Dr Lesigne, elle n’avait qu’à démissionner.
Il en était hors de question ! On n’abandonne pas comme cela 30 ans de sa vie ! C’était à lui de prendre l’initiative de la rupture ; de leur rupture.
Solange dormit très mal cette nuit-là, et arriva au cabinet dentaire le lendemain avec de grands cernes sous les yeux.
Le Dr Lesigne répondit à peine à son bonjour, et l’appela alors qu’il s’affairait autour de la première patiente de la journée.
Solange avait pour mission de s’occuper de la pompe à salive, et elle remplissait sa tâche avec tout le sérieux nécessaire, quand soudain, le praticien redressa la tête, ôta son masque de protection et hurla à l’intention de son assistante :
— Mais espèce de bonne à rien, il faut donc que je m’occupe moi-même de cette fichue pompe à salive ?! Vous n’en êtes même pas capable !
Solange avait sursauté, et son cœur battait à se rompre. Elle regarda avec effroi les yeux pleins de haine qui la fixaient, lâcha la pompe à salive, puis sortit précipitamment de la salle de soins.
Quelques minutes plus tard, elle était dans la rue, marchant d’un pas rapide tout en sanglotant.
Il fallait qu’elle parle à quelqu’un de ce qui venait de lui arriver. Elle n’avais pas d’amies, et son mari était comme très souvent parti en déplacement pour plusieurs semaines. Alors il ne lui restait plus qu’à se rendre chez le Dr Lange, son médecin traitant.
La salle d’attente de ce dernier était déjà remplie. Et au fur et à mesure que les patients défilaient dans son cabinet, il en arrivait d’autres. Si bien que lorsque ce fut le tour de Solange dans le milieu de la matinée, elle était toujours aussi pleine.
Le Dr Lange avait l’air fatigué, et il écouta le récit que lui livra Solange en sanglotant, en étouffant par trois fois un bâillement. Il devait songer à tous les patients qui l’attendaient encore à côté, à ses consultations de l’après-midi ; alors, soudainement, presque brusquement, il dit :
— Écoutez, je vais vous prescrire un arrêt de quinze jours, ça vous permettra de franchir ce mauvais cap.
Solange qui avait été coupée net dans ses paroles, hoqueta légèrement, et hocha la tête avec fatalisme.
Elle quitta quelques minutes plus tard le Dr Lange qui lui souhaita « bon courage », avec son arrêt de travail et une ordonnance de somnifères dans son sac à main.
Elle se retrouva seule dans sa maison. Son mari était à Vienne ou à Madrid, elle ne s’en souvenait plus. Elle se rendit à la pharmacie pour acheter les somnifères. Elle pensait que dormir lui ferait le plus grand bien.
Le lendemain à 7 h, elle appela le cabinet dentaire. Elle savait qu’à cette heure-là, ce serait Louise, la femme de ménage qui lui répondrait. Elle n’avait surtout pas envie d’avoir affaire au Dr Lesigne pour annoncer qu’elle ne viendrait pas travailler durant quinze jours et qu’elle allait envoyer son arrêt de travail.
Elle le posta un peu plus tard, et elle était juste revenue chez elle, lorsque le téléphone sonna. Elle hésita à aller décrocher, mais au bout de dix sonneries, s’y résigna.
Comme elle le craignait, c’était le Dr Lesigne. Il lui demanda de lui indiquer où elle avait caché son carnet de rendez-vous, car il n’arrivait pas à mettre la main dessus. Il était très énervé, et aboyait presque au téléphone. Solange s’efforça de rester calme pour lui dire d’une voix toutefois tremblante, que le carnet en question se trouvait comme d’habitude sur son bureau. Le praticien entra dans une folle colère et se mit à l’insulter copieusement. Puis il conclut la conversation en déclarant que puisqu’elle ne voulait pas le renseigner, il allait venir chercher son carnet chez elle. Et il raccrocha brusquement.
Solange resta avec le combiné du téléphone à la main, tremblant de tout son corps.
Elle finit par raccrocher, et alors, aussitôt, la peur qui l’avait assaillie, se transforma en une terrible colère doublée d’une horrible haine. Comment, il allait oser venir violer son intimité, la violer en quelque sorte ! C’était inadmissible, impossible ! Elle tourna en rond dans sa maison, passant d'une pièce à une autre, pour finir dans la cuisine.
Alors machinalement, elle s’avança jusqu’au buffet, en ouvrit un tiroir, et sortit un couteau au manche en bois et à la lame très longue : le couteau à découper la viande.
Elle serra très fort le manche dans sa main, en pensant intensément à l’instant où elle enfoncerait la lame dans l’abdomen de son tortionnaire, de son violeur.
Quand la sonnette de la porte d’entrée retentit, elle alla ouvrir d’un air décidé.
Elle trouva le Dr Lesigne immobile devant elle ; mais elle tressaillit aussitôt, en voyant qu’il tenait un pistolet dans sa main droite.
Le praticien regarda pour sa part le couteau que Solange pointait vers lui, et un sourire de satisfaction apparut sur son visage où les années avaient imprimé les traces de leur passage.
— Ah, Solange, fit-il, je savais bien que l’on ne pouvait pas se quitter banalement, bêtement, par une vulgaire démission ou un sordide licenciement ; un acte tristement administratif, bassement paperassier. Notre relation mérite bien mieux que cela. Elle ne peut être rompue que par quelque chose de très fort, de désespéré, d’absolu. Voilà qui me rassure, Solange.
Puis le praticien rangea tranquillement son pistolet dans le poche de son pardessus, et tourna les talons pour s’en aller.
Solange demeura anéantie, en regardant le dos du Dr Lesigne s’éloigner de sa vue, le gris anthracite de son pardessus prendre de plus en plus de distance.
Elle rentra chez elle, retourna à la cuisine, et s’assit sur un tabouret. Elle resta immobile, avec son couteau à la main ; il ne lui fallut que quelques secondes pour éclater en sanglots, pleurer sans retenue sur la fin du duo qu’elle avait formé avec le praticien durant 30 longues années de leur vie.
***
Le lendemain, à son réveil, après une nuit parfaite grâce aux somnifères, Solange alla chercher dans la boîte aux lettres le journal, qu’un distributeur y avait laissé de bonne heure.
Elle revint avec à la main, et se rendit à la cuisine pour boire une tasse de café.
Mais contrairement à son habitude, elle s’assit tout d’abord sur un tabouret pour jeter un coup d’œil à la première page du journal. Alors elle tressaillit, en voyant la photo du Dr Lesigne, et le titre : « Mort d’un chirurgien-dentiste »
Elle lut rapidement l’article. On rapportait que le praticien avait été découvert mort la veille en fin de matinée, par une cliente qui s’était inquiétée que personne ne vienne la chercher dans la salle d'attente. On indiquait par ailleurs que le Dr Lesigne s’était très vraisemblablement suicidé, en — et c’était un comble pour un chirurgien-dentiste —, se tirant une balle dans la bouche.
Le journal s’échappa des mains de Solange et tomba sur le carrelage de la cuisine. Alors, le regard de Solange se mit à errer dans la pièce, pour au bout d’un instant, se poser sur la paillasse de l’évier ; là où la veille, elle avait abandonné le couteau à découper la viande.

Patrick S. VAST - Mars 2008

http://patricksvast.hautetfort.com/


jeudi 10 juillet 2008

Ascenseur pour le jazz


Au début de tout, il est un roman de Noël Calef, « Ascenseur pour l’échafaud », qui, passé sous la caméra de Louis Malle, nous offre un must du suspense à la française, avec Jeanne Moreau déambulant dans un Paris by night en black’n’white, sous la trompette de Miles Davis, tandis que Maurice Ronet joue les bricoleurs dans un ascenseur coincé. « Ascenseur pour l’échafaud », film jazz s’il en est, film noir pour toujours, un monument à jamais.

mardi 8 juillet 2008

Play it again, Sam !

J’ai entendu pour la première fois ce sacré bluesman texan sur un vieux 33 t vinyle rendant compte de morceaux choisis de l’American Folk Blues Festival de 1964. Sam y jouait « Ain’t it a pity ? » et l’immortel et inusable « Baby please don't go », en ayant l’air de gratouiller mine de rien.
Sam « le lumineux » Hopkins est comme ça. Il joue, chante et vit le blues presque en dilettante en se payant pour le même prix une fichue émotion contagieuse.
Alors même si on n’est pas dans « Casablanca », on va se le jouer à la Bogie, et lui dire à cette old chap, « Play it again, Sam ! »

dimanche 6 juillet 2008

Litrose


Cette année-là, le mois d'août avait été particulièrement pourri ; comme d'ailleurs tout le reste de l'été ; il n'y avait vraiment rien eu à faire. Tout avait commencé par une fin d'après-midi, ou plutôt un début de soirée ; on ne savait plus trop à cause du temps de cafard. Le ciel était bas et chargé de nuages menaçants : il fallait encore s'attendre à subir une sacrée averse ; une de plus. C'était ce que devait se dire Max, un SDF qu'un camion de hasard avait débarqué dans ce qui lui était apparu comme une sorte de bout du monde mangé de grisaille. Il avançait l'air las, à la limite de l'accablement, dans son vieux jean et son non moins vieux blouson crasseux. Il portait une musette kaki à l'épaule, et traînait ses bottes exténuées sur le bitume du trottoir qui menait au front de mer. Il n'y avait pas trop de vent malgré la proximité du large ; juste un souffle humide qui soulevait par intermittence ses cheveux longs, blonds et sales. L'endroit était curieux : une espèce de bord de mer semi-urbain ; avec en plus jouxtant le trottoir, un ersatz de campagne ; un espace d'herbes folles, de chiendent livré à lui-même. En plein milieu de ce vestige champêtre, se dressait une maison. La construction était ancienne, traditionnelle, en pierre ; ce qui tranchait particulièrement avec un immeuble moderne pointant à l'horizon. La maison avait un étage, et présentait plusieurs mansardes, véritables protubérances dans un toit a priori en bon état. Pourtant, la bâtisse était à coup sûr abandonnée, car la porte d'entrée et certaines fenêtres avaient été murées. Le rez-de-chaussée était surélevé, et l'on y accédait par un perron constitué d'une plate-forme de pierre, et d'un escalier prolongé par une balustrade, tous deux en bois.
Max qui avait traversé l'espace herbeux pour atteindre la maison, se dit que ce n'était vraiment pas la peine d'essayer d'entrer par là, compte tenu des parpaings qui barraient la porte.
Il vit un promeneur qui s'était arrêté pour contempler la maison plutôt impressionnante sous un ciel prêt à rendre à l'âme. Il ne s'embarrassa pas de cette présence, et entreprit de faire le tour de l'habitation, bien décidé à trouver le moyen de pénétrer à l'intérieur pour y passer la nuit, et même peut-être plus.
Il fut très vite satisfait ; il découvrit sur le côté un garage dépourvu de porte. À l'intérieur, il y avait une vieille moto toute rouillée, dont les deux pneus étaient complètement à plat, probablement crevés. Mais surtout, il y avait des caisses remplies de ce que Max identifia tout de suite comme étant des bouteilles de vin blanc sec d'Alsace. En bon zonard, il savait souvent se satisfaire pour se réchauffer le coeur lors des moments de froid à l'âme et de cafard en tout genre, de n'importe quelle piquette qui ramone l'estomac. Aussi, la découverte de ce véritable trésor l'amena-t-il à se dire qu'il y avait finalement un dieu pour les routards et autres traîne-lattes ; qu'il venait juste de le rencontrer dans ce garage où régnait pourtant un parfum nauséabond : mélange d'odeurs d'ordures fermentées et d'urine acide. Mais en y regardant de plus près, Max fut très vite déçu. Des bouteilles, il y en avait en effet un bon nombre ; seulement, elles étaient toutes vides. Max voulut pourtant continuer de croire à la chance, en découvrant une porte en fer au fond du garage. Il l'ouvrit, et passant outre le sinistre grincement qu'elle produisit en pivotant sur ses gonds, il s'avança vers quelques marches de pierre qu'il grimpa allègrement. Puis, il ouvrit une autre porte qui grinça tout autant que la première, et se retrouva dans une espèce d'entrée empestant le moisi et où se répandait une lumière pisseuse.
Il sursauta aussitôt, car une voix rocailleuse demanda avec colère :
– Qui va là ?
Surgi d'on ne sait où, un drôle de bonhomme se campa devant Max. C'était un type faisant facilement son mètre quatre-vingt-dix, large d'épaules, barbu, vêtu d'un vieux pantalon en toile et d'une vareuse, et coiffé d'une casquette de marin. D'après sa barbe poivre et sel et son visage buriné, l'homme devait au moins compter une soixantaine d'années.
Il regarda Max d'un oeil mauvais, et demanda cette fois :
– Qui c'est qui t'as permis d'entrer chez moi ?
Max prit un air à la fois humble et penaud, comme il avait toujours coutume de faire en pareil cas.
– Excusez-moi, m'sieur, dit-il, mais je suis sur la route ; et là je cherche un abri, parce que j'ai l'impression qu'il va tomber quelque chose d'ici peu.
L'autre se radoucit.
– Ah, d'accord, dit-il, alors tu peux rester le temps que ça passe.
Puis il tendit sa main à Max, et annonça :
– Je suis Alfred Keller, marin alsacien. Y'en a pas beaucoup sur cette planète des marins alsaciens. Alors, profites-en pour me serrer la main.
Max s'exécuta avec plaisir, et fut davantage enthousiaste lorsque le dénommé Alfred lui proposa de boire un litre.
Il l'amena dans une pièce en grand désordre qui devait faire office de cuisine, car il y flottait une effroyable odeur de graillon.
– Allez, mon gars, fais comme chez toi, installe-toi, dit Alfred.
Max se débarrassa de sa musette qu'il posa par terre, puis s'assit sur une chaise branlante. Il était ainsi installé à une table recouverte d'une toile cirée graisseuse et envahie d'une multitude de boîtes de sardines vides, mais surtout où trônait un litre de blanc sec à peine entamé. Sur la table il y avait également plusieurs verres, gras, sales. Sans faire de manières, Alfred prit le litre de blanc, et remplit l'un des verres. Puis il le poussa vers Max. Il en remplit un autre, et s'installa à son tour à la table. Il cogna son verre contre celui de Max, en lançant :
– Allez, à ta santé, mon gars !
Max lui répondit par un large sourire. Il était vraiment bien tombé ; cette maison était une aubaine. Alfred était un type sympa, et il devait posséder une sacrée réserve de litres de blanc. C'était quand même drôlement mieux que d'atterrir dans un squat douteux, avec des gars louches qui risquent toujours de perdre les pédales quand ils ont trop bu. Max en savait quelque chose ; il avait eu droit une fois à un coup de barre de fer dans le bas du dos pour une vulgaire majorette de gros rouge de Prisunic. Il avait cru avoir la colonne vertébrale brisée, et ne s'était remis de ce coup tordu que par miracle. Mais il gardait des séquelles, et souvent, lors des nuits d'hiver, son dos le faisait horriblement souffrir.
Les fenêtres de la pièce où se trouvaient les deux acolytes, étaient couvertes en partie par des vestiges de persiennes. Mais une grosse ampoule qui descendait du plafond au bout d'un fil torsadé, apportait tout l'éclairage nécessaire, créant même une chaude ambiance, que ne pouvait que renforcer le blanc sec.
À la deuxième bouteille, Alfred commença à raconter sa vie. À dire qu'il était né à Colmar, et qu'il n'avait jamais vu la mer jusqu'à ses vingt ans. Ce jour-là, il était arrivé à Brest pour faire son service militaire dans la marine nationale. Il était finalement resté quinze ans à naviguer sur toutes sortes de bâtiments de guerre. Après ça, il en avait eu marre de l'armée, mais pas de la mer ; alors il avait continué dans la marine marchande. Il avait connu bien des escales, et un nombre incroyable de ports. Puis, une nuit, à Hambourg, il était entré dans un bar à marins. C'était là qu'il avait rencontré Norma, une jeune Afro-Américaine qui chantait le blues accompagnée par un pianiste borgne. Alfred l'avait emmenée, plaquant ainsi la marine marchande, et avec ses économies, avait acheté cette maison dans ce coin perdu. Il y avait vécu heureux avec Norma, même si celle-ci lui reprochait souvent d'abuser du blanc sec d'Alsace qu'il faisait déjà venir directement de Colmar par caisses entières. Puis, elle était morte subitement, d'un sale microbe qu'elle avait ramassé un jour, quelque part en route. Alfred avait vu le monde s'écrouler, et s'était mis à boire encore plus de blanc sec. Il n'avait jamais trop apprécié la musique ; pourtant, quand Norma chantait le blues, il posait son verre, le temps de l'écouter.
D'une voix grasse, désagréable, il se mit d'un coup à brailler : I got the St. Louis Blues ! Cela fit rire Max qui était franchement de bonne humeur, surtout que les deux compères venaient d'entamer leur troisième litre.
Max n'avait rien à raconter, lui. Il avait beau avoir 35 ans, sa vie c'était le vide : rien à déclarer. Alors, pour parler à son tour, il demanda à Alfred pourquoi il avait muré l'entrée de la maison.
Le marin alsacien sourit tout doucement, et annonça gravement :
– Parce que j'ai un trésor, tout là-haut sous le toit. C'est pour ça que j'ai commencé à me barricader. Mais j'ai encore du boulot ; surtout que ce fichu vent qui souffle presque toujours ici, a fini par m'embarquer la porte du garage !
Le mot trésor avait produit un sacré déclic dans le cerveau de Max, et ce, malgré la brume de vin d'Alsace qui avait commencé sérieusement à s'y répandre. Pour lui, l'affaire était entendue. Si seulement Alfred voulait bien lui laisser rien qu'un peu de son butin, sa vie changerait forcément. Il pourrait s'installer tranquille, dans une petite maison à la campagne, comme il l'avait toujours rêvé sans y croire vraiment. Ça serait fini pour lui la zone, les nuits dehors l'hiver, ou alors dans des asiles sordides et puants, où l'on risque toujours un coup de couteau pendant son sommeil, rien que pour une paire de bottes neuves.
Aussi, le blanc sec aidant, il demanda ni plus ni moins à Alfred qu'il lui donne une partie de son fameux trésor. Le marin alsacien réagit très mal à la proposition du routard, et refusa sans y mettre les formes, en déclarant carrément, qu'un trésor comme le sien, ça ne se partageait pas avec un vulgaire traîne-lattes. Max se sentit forcément offensé, et une violente dispute éclata entre les deux copains de beuverie. Rouge de colère, Alfred finit par se lever, en menaçant Max d'un opinel qu'il avait sorti d'une poche de sa vareuse. Pris de panique, affolé, le routard se leva aussitôt à son tour, et avec la vivacité du désespoir, empoigna le goulot de la bouteille de blanc qu'il fracassa sur la tête du marin. Il y eut une véritable explosion ; le vin et des débris de verre giclant partout, tandis qu'Alfred s'écroulait.
Max sortit précipitamment de la pièce. Il se retrouva aussitôt dans l'entrée empestant le moisi, et se rua vers un escalier de bois. Il monta à toute vitesse les marches qui gémissaient sous ses semelles, dans la lumière pisseuse d'une cage qui sentait l'hôpital. Il arriva ainsi au premier étage, et commença seulement à réfléchir : il venait de tuer un homme ; il lui fallait au moins maintenant s'accaparer de son fameux trésor.
Il continua encore de monter l'escalier qui menait forcément aux combles ; là où d'après ce qu'avait dit Alfred, se trouvait le butin. Il y arriva très vite, et guidé par l'odeur d'hôpital qui se faisait suffocante, il ouvrit une porte.
Aussitôt, une voix nasillarde de gramophone se mit à entonner :

Well, I got the St. Louis Blues !...

Max était maintenant dans une mansarde ; on voyait parfaitement la charpente du toit. Mais surtout, éclairée par un projecteur qui braquait sa lumière blafarde sur elle, on découvrait une chanteuse plantée devant son micro sur pied, la tête légèrement inclinée. Elle était vêtue d'une robe à paillettes qui lui arrivait aux chevilles, avait un boa en plumes autour du cou, et était coiffée d'un incroyable chapeau. Par un savant système de cordes qui lui entouraient le corps, et passaient sous ses aisselles pour finir solidement nouées à des chevrons de la charpente, la chanteuse parvenait à se tenir debout, et même à écarter les bras comme si elle répondait aux applaudissements d'un hypothétique public. Mais la peau grisâtre et desséchée de cette étrange personne qui ressemblait ainsi à une marionnette, laissait penser qu'elle était morte depuis longtemps, au point d'être désormais complètement momifiée.
Ainsi, Norma, la chanteuse de blues, ne pouvait-elle plus s'exprimer qu'en play-back, grâce au gramophone caché dans un coin de la mansarde, qui s'était mis mystérieusement en marche.
À la vue de cette femme momifiée, Max totalement dessoûlé, commença à claquer des dents. Il se sentit inondé de sueur, et pris d'une terrible panique, tourna les talons et s'enfuit. Le son du gramophone le poursuivait, accentuant de plus en plus sa panique ; si bien qu'il finit par rater une marche et dégringola dans l'escalier. Quand il arriva sur un carrelage effroyablement dur, il ne pouvait plus faire le moindre mouvement : il était paralysé. Il resta immobile, sur le dos, respirant avec peine.
Mais il n'était pas au bout du cauchemar ; car bientôt, il vit les dents d'une fourche s'avancer vers lui. Ses yeux se levèrent légèrement, et il atteignit le comble de l'horreur. L'homme qui tenait la fourche, avait sa face entièrement rouge du sang qui coulait de la plaie béante de son crâne, et s'en allait poisser sa vareuse après avoir dégouliné dans sa barbe.
– Ah, mon gars, fit Alfred Keller d'un ton grinçant, apprends qu'un marin alsacien, ç’a la tête dure ! Et maintenant, il va falloir que tu restes ici, mon gars. Tu ne peux plus repartir. Sinon, tu vas aller tout raconter, et des salopards vont venir me voler mon trésor. C'est pas possible ça mon gars, c'est pas possible.
Les dents de la fourche se rapprochèrent. Max se souvint du type qu'il avait vu tout à l'heure en train de regarder la maison. Il y avait forcément des gens qui passaient dehors. Il voulut crier pour appeler au secours. Mais de sa gorge, ne sortit qu'un râle en même temps qu'une douleur fulgurante lui martyrisait le dos.
Il s'abandonna aussitôt, se vida, et une insoutenable odeur de sueur, d'urine et d'excréments monta puissamment, quand les dents de la fourche s'enfoncèrent dans sa gorge qu'elles déchiquetèrent en moins de deux.
Après une ultime et horrible douleur, Max baigna très vite dans une douce torpeur, et entendit St. Louis Blues chanté par une voix agréable, pleine d'émotion.
Alors, il pensa tout simplement que c'était certainement ça la vie après la mort pour un routard, un traîne-lattes, un fils de la zone : écouter un blues bien à l'abri dans un doux cocon, tandis que dehors, une pluie sale dégouline sans relâche d'un ciel bien trop noir pour un mois d'été.

Patrick S. VAST - Novembre 2005

vendredi 4 juillet 2008

Psycho

Le grand Hitch ne s'y était pas trompé. Il a utilisé un matériel d'exception : un roman de Robert Bloch, disciple du maître H.P. Lovecraft, l'un des plus grands auteurs de fantastique de tous les temps.
Et le résultat fut là, en noir et blanc, dans un décor de motel surréaliste, avec un Norman « Anthony Perkins » Bates saisissant.
La célèbre bande musicale, n'est pas à vrai dire du jazz, mais elle en possède en tout cas l'urgence et la dramatique.
Un thriller fantastique de suspense et d'angoisse, voilà qui ravira encore les générations à venir, et les feront douter à l'approche d'une cabine de douche.
Pour ce qui nous concerne, ne boudons pas le plaisir d'en revoir quelques scènes.




mercredi 2 juillet 2008

Bessie's blues

Bessie c’était la voix et la vie de l’extrême, c’était le blues à son état brut et profond.
Le blues de St Louis, intemporel et toujours présent chanté par une diva du blues enchantera les peines et les bleus à l’âme.
Alors, posons notre verre, et écoutons Mrs Bessie Smith !